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Philippe JACCOTTET Beauregard

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Philippe JACCOTTET Beauregard Village perdu, presque un hameau, inconnu (mais il s'agissait bien de Beauregard, dans la Drôme), insignifiant, du moins pour qui n'y vit pas : je ne m'y suis jamais arrêté. Quelques maisons seulement, mais habitées, puisqu'on a vu s'y allumer les premières lampes ; et on ne sait rien de ce qu'elles éclairent, mais on ne le devine que trop aisément : les visages fatigués ou mornes, les mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en bois), la vie tempérée d'aujourd'hui, un peu vide, à moins qu'elle ne dissimule une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu'en éclats de joie. Toutefois, on allume les lampes et cela aide, tandis que le vert des prairies et des forêts devient comme de l'encre ou presque, s'imprègne de nuit ; et qu'à l'inverse, une dernière fois avant la nuit, flamboie l'entaille de la carrière, à croire qu'on aurait allumé là-bas un grand brasier rosé qui semble sourdre de la terre elle-même - et c'est aussi comme un verre de lumière à boire, un verre de soleil couchant. (Ainsi deux mondes se lient-ils l'un à l'autre, se relaient-ils mutuellement.) Au-delà, les montagnes ont bâti un mur, et il y a longtemps). Plus personne ne passe là : du moins, plus d'envahisseurs, de brigands, plus d'ours ni de loups par grand froid; même plus de fantômes? Mais c'est resté une porte qu'un enfant rêve encore d'ouvrir, de franchir, justement peut-être quand la nuit comme aujourd'hui tombe, et quand s'allume la carrière, le feu autour duquel il n'y a plus personne, et qui ne réchauffe un instant, de loin, que le voyageur.

« Philippe JACCOTTET Beauregard Village perdu, presque un hameau, inconnu (mais il s'agissait bien de Beauregard, dans la Drôme), insignifiant, du moins pour qui n'y vit pas : je ne m'y suis jamais arrêté.

Quelques maisons seulement, mais habitées, puisqu'on a vu s'y allumer les premières lampes ; et on ne sait rien de ce qu'elles éclairent, mais on ne le devine que trop aisément : les visages fatigués ou mornes, les mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en bois), la vie tempérée d'aujourd'hui, un peu vide, à moins qu'elle ne dissimule une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu'en éclats de joie.

Toutefois, on allume les lampes et cela aide, tandis que le vert des prairies et des forêts devient comme de l'encre ou presque, s'imprègne de nuit ; et qu'à l'inverse, une dernière fois avant la nuit, flamboie l'entaille de la carrière, à croire qu'on aurait allumé là-bas un grand brasier rosé qui semble sourdre de la terre elle-même — et c'est aussi comme un verre de lumière à boire, un verre de soleil couchant.

(Ainsi deux mondes se lientils l'un à l'autre, se relaient-ils mutuellement.) Au-delà, les montagnes ont bâti un mur, et il y a longtemps). Plus personne ne passe là : du moins, plus d'envahisseurs, de brigands, plus d'ours ni de loups par grand froid; même plus de fantômes? Mais c'est resté une porte qu'un enfant rêve encore d'ouvrir, de franchir, justement peut-être quand la nuit comme aujourd'hui tombe, et quand s'allume la carrière, le feu autour duquel il n'y a plus personne, et qui ne réchauffe un instant, de loin, que le voyageur. Beauregard est un village « insignifiant ».

Il n'aurait donc rien à dire et, ne faisant aucun signe, ne devrait pas arrêter l'autre regard, celui du voyageur qui passe.

Pourtant le poète (Philippe Jaccottet) l'a aperçu « par hasard à la fin d'un voyage d'hiver », « à l'entrée d'un défilé montagneux », à l'heure où le soir tombe et où les premières lampes s'allument.

Ce village perdu, presque mort, lui inspire une réflexion sur la dualité de ce monde pris entre le passé et le présent, l'ombre et la lumière.

Grâce au regard du voyageur-poète, Beauregard va peu à peu retrouver et libérer son mystère et sa poésie. Le texte s'ouvre sur une définition.

Beauregard : « Village perdu...

» Mais ces premiers mots, au lieu de décrire une présence, évoquent une absence.

Beauregard est défini par tout ce qu'il n'est pas.

C'est un lieu en négatif (inconnu, insignifiant, l.

1, 2) et tes négations se multiplient : « je ne m'y suis jamais arrêté » (l.

3), « on ne sait rien » (l.

4-5), « Plus personne ne passe là » (l.

19), « il n'y a plus personne » (l.

24).

Beauregard semble s'effacer à mesure que le texte le décrit comme un désert aride où rien ou presque ne peut pousser.

En effet, à Beauregard, ce qui existe est rare : « Quelques maisons seulement » (1.

3), « presque un hameau » (l.

1). Cette pauvreté du lieu est soulignée par le dénuement de la phrase elle-même, la première du texte, phrase fragmentée en groupes réduits.

Phrase nominale qui se présente comme une suite de notations laconiques sur le carnet du voyageur. Beauregard, village comme les autres en apparence, habité « puisqu'on a vu s'y allumer les premières lampes » (l.

4) mais dont on ne voit pas les habitants.

On ne fait que les deviner (« mais on ne le devine que trop aisément », l.

5-6). Cette dernière notation suggère la distance initiale entre le voyageur et ce village dont il craint presque de découvrir la vie parce qu'il la sait par avance triste (« les visages fatigués ou mornes », l.

6), à la fois vieillie (« les mains usées », l.

6), banale (« les assiettes sur la table », L 6-7) et gâchée par un faux luxe « moderne » (« la table miroitante » en formica a remplacé « celle en bois » (l.

7) vendue ou brûlée).

Rentrant dans le cycle de l'échange (« vendu »), Beauregard a perdu son passé, vendu son âme, abandonné ses traditions de gardienne du défilé parce qu'aujourd'hui il n'y a « plus d'envahisseurs, de brigands, plus d'ours ni de loups par grand froid » (l.

19-20).

Beauregard n'a plus sa vie mouvementée d'autrefois.

Le texte résume cette blessure ouverte par laquelle le passé s'est échappé en une formule : « la vie tempérée d'aujourd'hui » (l.

7-8), et un jeu d'homophonies : « la vie » « un peu vide » (l.

8).

Ainsi l'accumulation de la phrase semble ne déboucher que sur du vide. D'ailleurs, les signes de la mort investissent le village : la nuit qui vient peu à peu est à l'image de cette lente destruction.

Le temps s'annule mais aussi l'espace qui s'obscurcit (le noir de l' « encre » remplace « le vert des prairies et des forêts », l.

10-11).

L'action elle-même semble vaine (« les mains usées », l.6) si ce n'est celle du « désespoir ». Il semble donc que la réalité tout entière « s'imprègne de nuit » (l.12), de tristesse et de mort, La rareté des verbes d'action ou de mouvement dans la première partie du texte confirme cette impression.

Le rythme du texte lui-même dans ce premier mouvement souvent interrompu (par des rectifications, des parenthèses, le jeu des énumérations ou des appositions) suggère la vie presque brisée de Beauregard. Mais ce qui est peut-être le plus impressionnant dans l'évocation du village, c'est son silence.

Aucune indication de bruit.

Les seuls échos sont ceux que le texte produit en associant les mots par leurs finales : Beauregard est « perdu », « inconnu », « vendu ».

On notera aussi la série significative : « fatigués », « usées », « brûlé », « tempérée ». Ce silence est peut-être trompeur.

Beauregard n'est pas si simple, si tranquille.

On y entend, en prêtant l'oreille, des sifflements inquiétants : la vie tempérée « dissimule une violence souterraine qui explosera plutôt en désespoir » (l.

89). Beauregard est, en réalité, un lieu double.

Son absence (de bruit, de vie, de richesse, de mouvement) recèle une présence.

Et si l'on sait deviner, on ne verra plus un monde froid et désert mais deux univers qui coexistent indissociablement.

Cette dualité du lieu est soulignée par une parenthèse explicative : « (Ainsi deux mondes se lient-ils l'un à l'autre, se relaient-ils mutuellement.) » (l.

16-17).

Cette solidarité entre les deux univers que forme Beauregard s'inscrit d'abord dans le temps. Le village se place entre hier et aujourd'hui sur l'échelle de la durée.

On peut penser que le passé et le présent s'excluent mutuellement et qu'à un temps disparu (« il y a longtemps ») s'oppose « la vie tempérée d'aujourd'hui ».

La fin du texte permet de nuancer cette idée.

En effet, le passé et le présent semblent plutôt se relayer sans. »

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