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Pierre Loti : Fantôme d'Orient (1891).

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Pierre Loti : Fantôme d'Orient (1891). [A la veille de son départ pour Stamboul (Istanbul) où il n'est pas revenu depuis dix ans, Loti s'inquiète et rêve de ce "retour" : autrefois il y a connu une femme dont il a raconté l'histoire dans un de ses livres : Aziyadé.] Pour le relire, pendant cette soirée d'attente, je vais chercher avec crainte un livre qu'autrefois j'ai publié, par besoin déjà de chanter mon mal, de le crier bien fort aux passants quelconques du chemin, et que, depuis le jour où il a paru, je n'ai plus jamais osé ouvrir. Pauvre petit livre, très gauchement composé, je pense, mais où j'avais mis toute mon âme d'alors, mon âme en déroute et prise des premiers vertiges mortels, ne pensant pas du reste que je continuerais d'écrire et qu'on saurait plus tard qui était l'auteur anonyme d'Aziyadé (Aziyadé, un nom de femme turque inventé par moi pour remplacer le véritable qui était plus joli et plus doux, mais que je ne voulais pas dire). Avec recueillement, comme si je regardais dans une tombe en soulevant la dalle funéraire, je commence à tourner ces pages oubliées, étonnantes pour moi-même qui les ai jadis écrites. Des enfantillages d'abord qui me font sourire. Un certain Loti de convention, auquel je m'imaginais ressembler. Et puis, çà et là, des bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés dont j'ai pitié ; les autres, si désespérés et si ardents, que c'étaient encore des prières. Oh ! le temps jeune, où je pouvais blasphémer et prier !... Mais tout l'inexprimé qui dormait entre les lignes, entre les mots impuissants et sourds, s'éveille peu à peu, sort de la longue nuit où je l'avais laissé s'évanouir. Ils me réapparaissent, ces insondables dessous de ma vie, de mon amour d'alors, sans lesquels du reste il n'y aurait eu ni charme profond ni intime angoisse. De temps à autre, pour un souvenir, pour une souffrance que ce livre évoque, je sens cette sorte de secousse glacée ou de frisson d'âme, qui vient des grands abîmes entrevus, des grands mystères effleurés. Mystères de préexistences, ou de je ne sais quoi d'autre ne pouvant même pas être vaguement formulé. Pourquoi l'impression, tout à coup retrouvée, d'un rayon de la lune de mai sur cette campagne pierreuse de Salonique1 où commença notre histoire, suffit-elle à me donner ce frisson-là ? Ou bien la vision d'un soleil de soir d'hiver, entrant dans notre logis clandestin d'Eyoub1 ? Ou bien une phrase dite par elle, qui me revient, avec les intonations de la langue turque et le son de sa jeune voix grave ? Ou tout simplement encore l'ombre de tel grand mur désolé, jetant sur un coin de rue solitaire l'oppression d'une mosquée voisine ? Ces si petites choses, à peine saisissables, à peine existantes, à quoi donc sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l'âme humaine, à quoi d'antérieur vont-elles se rattacher, à quelles aventures mortes, à quelle poussière encore souffrante, pour faire ainsi frémir ? Et surtout pourquoi éprouve-t-on ces étranges chocs de rappel, uniquement lorsqu'il s'agit de pays, de lieux ou de temps, que l'amour a touchés avec sa baguette de délicieuse et mortelle magie ? Beaucoup de feuillets que je tourne vite, sans même les parcourir : eux où j'avais arrangé, changé les faits avec plus ou moins de maladresse, pour les besoins du livre ou pour mieux dérouter des recherches indiscrètes. Puis voici nos derniers jours d'Eyoub, avec le déchirement du départ, tandis que le printemps revenait une fois de plus sur le vieux Stamboul, semant par les rues tristes les fleurs blanches des amandiers. Et maintenant, la fin, tout ce passage imaginaire d'Azraël2 que j'avais ajouté, non pas seulement parce qu'il me semblait, avec mes idées d'alors sur les histoires écrites, qu'un dénouement était nécessaire, mais bien plutôt parce que j'avais ardemment rêvé, pour nous deux, de finir ainsi. Oh ! je me rappelle, je l'avais composé de mes larmes et de mon sang, ce dénouement-là, et, bien qu'il soit inventé, il a été si près d'être véritable, que je le relis ce soir, après tant d'années, avec un trouble que je n'attendais plus, un peu comme on relirait, outre-tombe, la page suprême du journal de la vie. Eh bien ! la vraie fin reste mystérieuse encore, et je tremble en songeant que je la connaîtrai bientôt, que je pars demain pour aller remuer là-bas toute cette cendre. Quant à la vraie suite, tout simplement la voici : Non, je ne sais plus rien d'elle. Je ne base sur rien cette conviction, à la fois douce et infiniment désolée, que j'ai de sa mort. Peu à peu, notre histoire d'amour s'est arrêtée, mais sans solution précise ; notre histoire à deux s'est perdue, mais sans finir. Les rares petites lettres qui, les premiers temps, malgré les farouches surveillances, à travers mille difficultés, m'arrivaient encore, ont cessé, depuis sept ans bientôt, de m'apporter leur plainte étouffée. Finies aussi, les lettres d'Achmet3, et finies d'une façon inquiétante : devenues d'abord singulières, invraisemblables, avec des confusions de noms et de personnes que lui-même n'aurait jamais faites, avec une persistance à ne jamais me parler d'elle, - tellement que je n'ai plus osé questionner, ni même répondre, dans la crainte de pièges tendus, de mains étrangères interceptant nos secrets. Et comment, à distance, déchiffrer cette énigme ; quel ami assez dévoué, assez habile et assez sûr charger de telles recherches, à Stamboul, derrière les grillages des harems... D'année en année, du reste, j'espérais revenir, - et au contraire les hasards de ma vie me conduisaient ailleurs, en Afrique, en Chine, toujours plus loin... Alors peu à peu une sorte d'apaisement de ces souvenirs se faisaient en moi même, sans que je fusse tout à fait coupable ; ils se décoloraient comme sous de la poussière, sous de la cendre de sépulcre4. Les nuits seulement, pendant les lucidités du rêve, je retrouvais, sous une forme continuellement la même, mes regrets inatténués ; toujours ces imaginaires retours dans un Stamboul aux dômes trop hauts et trop sombres profilés sur un grand ciel mort ; toujours ces courses anxieuses, arrêtées malgré moi par des inerties insurmontables et n'aboutissant pas ; et, pour finir, toujours ce réveil, à l'heure supposée de l'appareillage, avec l'angoisse et le remords d'avoir gaspillé les instants rares qui auraient dû me suffire pour arriver jusqu'à elle. Oh ! l'étrange Stamboul, l'oppressante ville spectrale que j'ai vue dans mes nuits ! Quelquefois elle restait lointaine, montrant seulement à l'horizon sa silhouette ; sur quelques plages désertes, je débarquais au crépuscule, apercevant là-bas, les minarets et les dômes ; à travers des landes funèbres, semées de tombes, je prenais ma course alourdie par le sommeil ; ou bien c'était dans des marécages, et les joncs, les iris, toutes les plantes de l'eau retardaient ma course, se nouaient autour de moi, m'enlaçaient d'entraves. Et l'heure passait, et je n'avançais pas. D'autres fois, mon navire de rêve m'amenait jusqu'aux pieds de la ville sainte ; c'était dans les rues, alors, que j'endurais le supplice de ne pas arriver ; dans le dédale sombre et vide, je courais d'abord vers ce quartier haut de Mehmed-Fatih qu'habitait son vieux maître ; puis, en route, me rappelant tout à coup que je ne pouvais aller directement chez elle, j'hésitais, enfiévré, pendant que les minutes fuyaient, ne sachant plus quel parti prendre pour retrouver au moins quelqu'un de jadis connu qui me parlerait d'elle, qui saurait me dire si elle était vivante encore et ce qu'elle était devenue, - ou bien si elle était morte et dans quel cimetière on l'avait mise ; et mon temps se passait en indécisions, en rencontres de gens pareils à des spectres, qui me barraient le passage ; d'autres fois, je gaspillais à des bagatelles mes minutes précieuses, m'attardant, comme au cours de mes promenades de jadis, à des bazars d'armes, m'asseyant dans des cafés pour attendre des personnages que j'envoyais chercher et qui n'arrivaient pas ; ou encore je me perdais, avec une intime terreur, dans des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus étroites m'emprisonnant comme des pièges au milieu d'une nuit profonde ; - et pour finir, arrivait tout à coup l'heure, l'heure inexorable de l'appareillage, avec l'excès d'inquiétude amenant le réveil. Dans ce rêve obsédant qui, depuis ces dix années, m'est revenu tant de fois, m'est revenu chaque semaine, jamais, jamais je n'ai revu, pas même défiguré ou mort, son jeune visage ; jamais je n'ai obtenu, même d'un fantôme, une indication, si confuse qu'elle fût, sur sa destinée... 1. nom de lieu. 2. Azraël, ange de la mort dans la tradition musulmane. C'est le titre donné par Loti à la dernière partie de son roman Aziyadé, celle où il fait mourir son personnage d'Aziyadé. 3. Achmet, nom du serviteur de Pierre Loti. 4. tombeau.

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