Proust et Swan
Extrait du document
«
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les
joues de notre enfance.
Je frottais une allumette pour regarder ma montre.
Bientôt minuit.
C'est l'instant où
le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise,
se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour.
Quel bonheur c'est déjà le matin! Dans un moment
les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours.
L'espérance d'être soulagé lui
donne du courage pour souffrir.
Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s'éloignent.
Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu.
C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les
craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter
grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout
dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir.
PROUST
Le moment où l'on glisse progressivement vers le sommeil peut paraître un moment vide où la sensibilité et la durée
s'abolissent.
Mais, pour Marcel Proust, dans l'entreprise romanesque d'A la recherche du temps perdu, aucun instant ne
doit rester vide.
Ainsi, dans la première page de Du côté de chez Swann, le narrateur décrit la minute où il s'endort
progressivement comme un fragment du temps, riche de sensations et de sentiments que la mémoire recompose.
La
durée n'est plus alors seulement celle que mesurent les montres et les horloges.
C'est une durée subjective et
singulière qui mêle la réalité et le rêve.
L'écriture permet précisément de recueillir et de rassembler, comme dans un
kaléidoscope, toutes les dimensions du temps vécu.
Dès la première phrase, le récit épouse le mouvement des sensations que ressuscite le souvenir du narrateur II se
revoit dans la chambre où il cherchait jadis le sommeil.
À des sensations tactiles (« les belles joues de l'oreiller » (l.
1),
« pleines et fraîches » (l.
2)), se mêlent des impressions visuelles (l'allumette frottée dans la nuit) et auditives.
Ces
dernières sont d'ailleurs suggérées autant par les sons que par le sens des mots (allitération des consonnes occlusives
gutturales et dentales : « craquements organiques des boiseries » (l.
15-16), « kaléidoscope de l'obscurité » (l.16)).
À cette première gamme de sensations, le narrateur associe celles qu'éprouve « le malade qui a été obligé de partir en
voyage » (l.4) : il s'agit encore de sensations de lumière (« sous la porte une raie de jour », l.
6), et de bruit (« il a cru
entendre des pas », l.
9), qui se fondent peu à peu dans le silence (« le dernier domestique est parti », l.
11-12) et
l'obscurité (« on vient d'éteindre le gaz », l.
11) de la nuit.
Impressions fugitives, changeantes, auxquelles le narrateur
attache une importance décisive.
C'est en effet par leur intermédiaire que la mémoire peut ressusciter les sentiments
éprouvés autrefois, à l'heure où il retrouvait la solitude de sa chambre.
Ces sentiments naissent précisément des
sensations dont le retour dans la conscience crée un choc affectif et déclenche une série d'associations.
Ainsi, la fraîcheur de l'oreiller est ressentie « tendrement » et évoque irrésistiblement l'enfance.
Ce glissement est
permis par une double métaphore : à ses propres joues, le narrateur associe « les belles joues de l'oreiller » (l.
1), puis
« les joues de notre enfance » (l.
2).
La sensation retrouvée grâce à un objet (l'oreiller d'hier et d'aujourd'hui) favorise
la remontée vers le monde heureux de l'enfance et les joues « tendrement » recherchées sont sans doute celles de la
mère à laquelle le narrateur de La recherche voue une véritable adoration.
Mais la recherche du sommeil n'est pas forcément un instant de douceur (le narrateur attend souvent douloureusement
le baiser que sa mère viendra peut-être lui donner avant de dormir).
En rapprochant sa propre expérience de celle du
malade prisonnier de son lit et de sa souffrance, en attendant le jour, le narrateur révèle une inquiétude : les
sentiments de joie (« se réjouit » (l.
5) ; « Quel bonheur, c'est déjà le matin » (l.
6-7)) et d'espoir (« L'espérance
d'être soulagé » (l.
8)) faisant place à la déception (« les pas se rapprochent, puis s'éloignent », l.
10) et à la
souffrance (« il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède », l.
12-13).
Paradoxalement, ce que le narrateur souligne dans cette évocation de la recherche du sommeil, c'est moins l'oubli que
sa propre lucidité : ainsi, après avoir glissé de la sensation au sentiment, on passe à la conscience (évoquée par une
image sensible : « une lueur momentanée », l.
17).
La conscience, qui prend la mesure des ténèbres, en éclaire les
recoins cachés comme si elle voulait s'assurer de la réalité des objets qui l'entourent.
Cette entreprise réussie (« ouvrir
les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité », l.
16), le narrateur peut s'anéantir dans le sommeil avec plaisir.
En
revanche, la lucidité du malade est synonyme de souffrance puisqu'elle détruit l'illusion de bonheur qu'avait fait naître «
la raie de jour » (l.
10).
Mais dans les deux cas (celui du narrateur et celui du malade), le sentiment dominant est celui du temps : le temps
subjectif que chacun vit comme une donnée essentielle de son affectivité.
La préoccupation du temps chez le narrateur apparaît dans le premier paragraphe : « Je frottais une allumette pour
regarder ma montre » (l.
2-3).
Ce geste prend une valeur symbolique, l'association de la lumière et de la montre
signifiant la conscience de la durée.
Le lexique est d'ailleurs très révélateur : évocation de l'heure (« Bientôt minuit », l.
3), de l'instant (le mot est employé deux fois dans le texte), de sa brièveté (« courts réveils d'un instant » (l.
14-15),
« lueur momentanée » (l.
17)) ou de son étirement (« toute la nuit à souffrir »).
Il s'agit ici d'un temps vécu sur un mode personnel, d'une durée qui est comme sécrétée par l'individu lui-même.
Ainsi
on pourra noter la succession de plusieurs temps de l'indicatif dans l'évocation de la nuit du malade, chaque temps
correspondant à une phase différente de son attente.
Au présent de la joie (« le malade...
se réjouit en apercevant
sous la porte une raie de jour », l.
4-5-6) succède le futur de l'espoir (« on viendra lui porter secours », L 8).
Mais le
présent de la dure réalité (« on vient d'éteindre le gaz », l.
11) vient briser le rêve et ramener le malade à l'avenir.
»
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