Racine (1639-1699), Bérénice (1670) - Acte IV, scène 5
Extrait du document
«
DISSERTATION REDIGEE
Titus, écartelé entre son amour pour Bérénice et son devoir de souverain, ne peut fuir éternellement un choix dont
l'incertitude fonde le tragique de cette tragédie sans meurtre, ni sang versé.
Il lui faut affronter son destin, assumer
une ambition qui sacrifie son amour, et surtout faire face enfin à celle qui s'épuise à ne pas vouloir comprendre le sens
d'une fuite et d'une absence pourtant trop significatives.
Ils parlent enfin ; l'empereur annonce sans équivoque : «
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
» Il prend soin d'utiliser deux tournures impersonnelles (« il ne s'agit plus
», « il faut »), deux infinitifs (d'où, par définition, toute référence à la personne est exclue), suggérant par là qu'il se
soumet à une instance supérieure à laquelle il sacrifie l'expression de son moi.
Il invoque la raison d'Etat, Bérénice
refusera de l'accepter, démasquant plutôt la trahison du coeur : « Régnez, cruel », elle redonne au verbe sa personne
escamotée par Titus.
Il faudra bien que ce dernier prenne à son compte sa propre décision.
Il se débarrassera de la
Reine de Palestine, pas de la responsabilité de son départ.
A la raison d'Etat Bérénice oppose la déraison d'un coeur
blessé, elle se révolte et puis, ne pouvant échapper elle aussi à sa destinée, tentera de prolonger, pathétique, l'ultime
écho d'un amour condamné à l'exil et aux déserts de l'oubli.
Interjection, impératifs dédaigneux, Bérénice lâche son dépit en même temps que sa haine.
Le « contentez votre gloire
» du second hémistiche du vers deux n'est pas sans cruauté.
Aux faux-fuyants rhétoriques de Titus, elle répond par la
précision meurtrière de trois mots : au fond, il ne s'agit que de « gloire », c'est-à-dire la vanité, laquelle appartient à
Titus et à lui seul (« votre »), et tout cela paraît bien petit, bien médiocre, bien réduit (contentus : une satisfaction
qui a rempli et trouvé sa limite.
Il ne s'agit pas de satisfaire une triste vanité).
Bérénice enrage et sous le choc peine à trouver, à retrouver sa respiration.
Observons le rythme des premiers vers.
Il
est haché ; le vers se brise sous l'effet de la ponctuation en petits segments : trois segments de deux syllabes dans le
premier hémistiche du vers deux, par exemple.
Quant à la nature même de cette ponctuation elle hésite entre le point
final que renforcent des adverbes de négation extrêmement définitifs (« Je ne dispute plus ».
« Et pour jamais, adieu
»), et la virgule qui reprend et relance l'évocation de cet amour refusé (« Cette bouche », reprise et répétition du mot
bouche).
D'où cet effet d'affreux désordre, il y a l'émoi qui syncope le vers, mais il y a aussi cet ultime combat entre le
point final et la virgule : Bérénice malgré sa rage ne parvient pas à conclure.
Alors que Titus avait fait preuve sur ce
plan d'une redoutable efficacité : « Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
» La conjonction chargée de toute sa
valeur adverjative repousse les arguments contraires, et de façon définitive.
Ce « Mais » claque au visage de Bérénice,
irrévocable.
La Reine de Palestine étouffe donc de rage, de désespoir, et d'indécision.
Elle ne dissimule pas son trouble et de la
sorte oppose à sa propre parole syncopée par la vérité de sa douleur, la parole trompeuse de Titus.
Elle insiste en effet
à deux reprises sur la bouche de son amant, « cette même bouche », « cette bouche ».
On notera l'emploi répété du
démonstratif, mais surtout le subtil glissement de sens d'une occurrence à l'autre.
La bouche menteuse du vers 4
envahit en quelque sorte le visage de Titus pour finir par représenter l'empereur tout entier : au vers 6, la bouche a
l'infidélité de celui à qui elle appartient.
Ce glissement métonymique nous rend sensible la montée de la colère de
Bérénice.
Notons enfin que la bouche, autour de laquelle s'organisent les vers 2 à 7, est chargée d'ambivalence : par
elle se donne le plaisir (baisers, promesses) comme le déplaisir (mensonges, silences).
Bérénice reproche à Titus d'avoir
joué de cette ambivalence et qu'aux « Mille serments », hyperbole évocatrice d'un réel empressement amoureux,
succèdent ces silences et pour finir cet impératif trop catégorique.
Pourtant malgré cela Bérénice ne cesse d'être amoureuse, comme elle ne cesse, y compris au plus fort moment de
révolte, de prononcer malgré elle le verbe aimer.
Ce n'est pas forcer le texte que de noter que les répétitions de l'adjectif indéfini «même » ne
sont pas innocentes.
L'homophonie est troublante, car lorsque nous lisons au vers 7 « m'ordonnât elle-même une
absence éternelle » nous entendons : m'ordonnât elle m'aime une absence éternelle.
D'ailleurs, la Reine ne peut se
mentir, elle ne peut se leurrer (contrairement à Titus) : « Combien ce mot seul est affreux quand on aime ».
Contre cet
amour, le désespoir et la colère ne peuvent rien.
Alors Bérénice tente de prolonger cet adieu pour arracher à «
l'absence éternelle » d'ultimes instants de vie.
Elle parle avec une volubilité extraordinaire, réutilisant les mêmes mots,
usant et abusant de la répétition pour finir par, comme apaisée par le rythme binaire de ses propres paroles, évoquer la
symétrie de la dou- leur d'un couple qui se retrouve dans les vers 15 et 16.
De fait le ton de Bérénice a complètement changé, ce n'est plus la femme révoltée, mais la femme soumise.
Ce ne sont
plus des interjections mais de longues périodes (enjambement du vers 14 au vers 15), ce n'est plus l'opposition du vers
2, mais une sorte d'étranges retrouvailles dans l'absence éternelle, dans la séparation.
Barthes dans Sur Racine a une
analyse qui éclaire tout à fait ce surprenant retournement : « Puissante, Bérénice tuerait Titus ; amoureux, Titus
épouserait Bérénice ; leur sur- vie à tous les deux est comme une panne, le signe d'une expérience tragigue qui
échoue.
».
»
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