RACINE Bérénice, acte I, scène 5
Extrait du document
«
Dans sa tragédie Bérénice, Racine pousse le dépouillement et l'épure à un degré extrême.
La comparaison de l'intrigue
de la tragédie racinienne avec la pièce de Corneille Tite et Bérénice est à cet égard significative.
La tragédie suit le
mot célèbre de Suétone : « Invitus invitant dimisit » (malgré lui, malgré elle, il la renvoya).
Dans cet extrait, Bérénice
est loin de se douter de son destin, elle évoque pour sa confidente Phénice les fastes de l'apothéose de Vespasien et
du couronnement de Titus.
Celui-ci, au faîte de sa gloire, l'épousera, pense-t-elle, en dépit de l'opposition politique et
idéologique du Sénat et du peuple romain à la royauté.
Ce récit est organisé et présenté comme un tableau baroque,
c'est en même temps un aveu amoureux.
La tragédie, à la différence de la comédie romanesque ou de la tragi-comédie, stylise son action et épure sa
représentation.
Cependant, le récit conserve la fonction d'ouvrir le lieu théâtral et de faire craquer les unités.
Bérénice
raconte ici l'apothéose de l'empereur mort Vespasien et la prise de pouvoir de son fils Titus, son amant.
La cérémonie
s'est passée dans la nuit, dehors.
Elle est intimement liée à l'action évoquée dans la pièce, car elle consacre le pouvoir
de Titus et donc sa décision éventuelle d'aller contre le Sénat et d'épouser la reine de Palestine.
Le récit a une valeur
historique.
Les détails sont empruntés à Hérodote, historien de l'apothéose de Sévère.
Racine conserve l'essentiel de la
cérémonie comme le bûcher sur lequel était exposé le corps de l'empereur mort, que son successeur enflammait avec
un flambeau : « Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée ».
Racine rappelle par quelques termes quasi mythiques ce qui constitue la grandeur romaine.
On notera la valeur de
cette énumération sur trois alexandrins :
« Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée, Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée, Cette foule de
rois, ces consuls, ce sénat.
»
Le démonstratif se justifie par la participation de Bérénice et Phénice à la cérémonie, qui évoquent un souvenir récent,
également parlant aux yeux d'un public nourri d'antiquités gréco-latines.
La puissance romaine est évoquée par les
termes de « peuple, armée, consuls, sénat » qui joueront un rôle dans la décision prise par Titus au cours de la pièce,
tandis que les fastes de la cérémonie apparaissent à travers la liste des invités (« cette foule de rois » contenu dans
le premier hémistiche du vers) et les marques de la pourpre (« cette pourpre, cet or » qui occupent également un
hémistiche).
Racine compose ce tableau historique comme un peintre baroque en jouant des effets de lumière, en opposant la
lumière et l'ombre.
La nuit, rappelle Roland Barthes dans son ouvrage Sur Racine, joue un rôle important dans la poésie
racinienne : Junie est enlevée de nuit par Néron ; dans Britannicus, Andromaque évoque également la prise nocturne
de Troie par des vers qui rappellent ceux-ci :
« Songe, Céphise, songe, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ».
La nuit bérénicienne est plus heureuse comme le montre la rime plate « splendeur/grandeur ».
Les termes appartenant
au réseau lexical de la lumière sont nombreux : « flambeaux », « bûcher », « enflammée ».
Racine les oppose au terme
« nuit » (répété deux fois).
Certains termes plus abstraits prolongent l'opposition lumière-nuit comme « splendeur » qui,
étymologiquement, signifie le brillant, le poli éclatant, « éclat » et même « obscurité » qui bien sûr est pris au sens
figuré mais qui s'intègre dans ce double registre.
En véritable peintre, il nuance de touches de couleurs cette scène : «
cette pourpre, cet or » et emploie un verbe du vocabulaire de la peinture « rehausser » (« que rehaussait sa gloire»).
L'aspect plastique est fondamental, la scène est composée, les effets de lumière soigneusement calculés en fonction
d'une esthétique mais également d'une symbolique.
Comme l'écrit Barthes : « les personnages et les objets y ont une disposition calculée en vue d'un sens global, elles
appellent le voyeur (et le lecteur) à une participation intelligente » (Sur Racine).
Ces différents aspects se retrouvent
dans cette tirade.
Les premiers objets qui attirent le regard sont les flambeaux et le bûcher qui représentent Vespasien
mort, donc la possibilité pour Titus et Bérénice de s'unir.
Le regard de la narratrice parcourt rapidement (d'où le
procédé de l'énumération) la foule en isolant les symboles de la puissance romaine parce qu'ils participent à la grandeur
du nouvel empereur, son amant.
Toute la scène converge vers Titus (qui n'est pas nommé et qui, d'ailleurs, n'apparaît
pas avant le deuxième acte), comme le montrent les vers :
« Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts Confondre sur lui seul leurs avides regards ; »
où l'on remarquera l'opposition entre « tous », « toutes parts » et « lui seul » à la césure de l'hémistiche.
Le récit, au-delà de la convention qu'il suppose puisque Bérénice raconte une scène dont Phénice a été la spectatrice
rompt avec les cadres de la tragédie.
Il se situe hors du temps et du lieu du débat tragique.
C'est un tableau baroque,
pittoresque, étroitement rattaché à la psychologie de l'héroïne puisqu'il sert, en réalité, d'aveu amoureux.
Les sentiments de Bérénice transparaissent à travers la vision idéalisée qu'elle présente de Titus, le transfert des
regards et surtout son imagination qui lui fait interpréter la scène en fonction de son désir : Barthes parle même de «
fantasme » et de « scène érotique ».
Toute la scène, nous l'avons vu, converge autour de Titus sans que Bérénice ne le nomme ce qui souligne d'ailleurs
combien il est présent dans son esprit.
Bérénice définit Titus selon deux axes : la grandeur (le personnage de
l'empereur) et la douceur (le personnage de l'amant).
Ces deux registres ne s'opposent pas mais se complètent puisque
la puissance de Titus lui permettra de concrétiser son mariage avec Bérénice.
Les deux réseaux lexicaux apparaissent
dans le vers :
« Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ; ».
»
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