René HUYGHE Les Puissances de l'image
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René HUYGHE Les Puissances de l'image
Une revue française spécialisée, Télérama, a eu l'idée d'interviewer un jeune fanatique de la Télévision, âgé de dix-huit ans et nommé Gérard. Ce spectateur qui suivait les émissions depuis l'âge de dix ans avait abouti à une véritable intoxication ; il avouait lui-même : " Je suis comme un alcoolique, j'ai besoin de ma ration d'images trois ou quatre heures par jour !". Il confessait : "Je n'achète aucun livre. La télévision a remplacé tout ça", et il ajoute : "Elle l'a remplacé par le confort, un fauteuil, un verre", soulignant ainsi l'allure éminemment inactive de sa réceptivité. Il terminait enfin par cet aveu terrible, surtout dans la bouche d'un adolescent arrivé au moment où il faut aborder la vie à la fois avec enthousiasme et avec ses capacités propres : "La télévision m'évite de m'ennuyer. C'est un moyen de tuer le temps. Rien dans la vie ne m'intéresse. La Télévision me fait oublier que je n'ai pas de but."
On est obligé de penser que cet exercice constant de la passivité, entraîné par l'abus de ce qu'on pourrait appeler l'image autoritaire, avait grandement contribué à casser le ressort personnel de cet être désormais inapte à remplir son rôle social du moment qu'on n'entend pas le réduire à celui d'une unité anonyme dans une masse dirigée.
Voici où l'art, qui use du même moyen fondamental, l'image, agit comme un contrepoison providentiel. Car l'image y est à la fois le signe et le ferment : la liberté ! Elle en est le signe parce qu'elle exprime le pouvoir de l'artiste de créer une vision nouvelle, qui, au lieu d'appauvrir le monde en le stéréotypant, l'enrichit au contraire, en le diversifiant au-delà de ce que l'homme moyen pouvait attendre. Elle en est aussi le ferment parce qu'elle agit sur le spectateur à l'inverse de la publicité, de la télévision, du cinéma, qui endorment la faculté de contrôle et entraînent la docilité de l'attention. Dans l'art, l'image est donc un choc qui réveille la conscience de chacun, exige l'acuité de son attention pour être pénétrée, appréciée et jugée. Son contenu n'est partagé par le spectateur que s'il a réussi à tendre sa sensibilité jusqu'au niveau d'exaltation de lui-même qui est nécessaire. Il va de soi que cinéma et télévision peuvent, eux aussi bénéficier de cette conversion, mais, notons-le bien, seulement dans la mesure où, précisément, ils accèdent eux aussi à l'art. Au surplus, l'oeuvre d'art, immobile et disponible, se plie au rythme de l'observation dont le spectateur décide et elle lui permet d'étendre sa méditation autant qu'il le souhaite. Par là, le spectateur, si ému soit-il, reste fondamentalement maître de lui.
L'image dans l'art, loin de faciliter l'acceptation passive, fouette, exalte la conscience que l'homme peut avoir de ses pouvoirs. Et j'entends aussi bien de ses pouvoirs sur le monde extérieur que sur le monde intérieur. En effet, l'art accroît la domination de l'homme sur la nature comme sur lui-même.
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