Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Lettre X - Saint-Preux à Milord Edouard (L'organisation domestique et la morale paternaliste)
Extrait du document
Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Lettre X - Saint-Preux à Milord Edouard (L'organisation domestique et la morale paternaliste)
Les terres ne sont pas affermées, mais cultivées par leurs soins ; et cette culture fait une grande partie de leurs occupations, de leurs biens et de leurs plaisirs...Ayant beaucoup de terres et les cultivant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut, outre les domestiques de la basse-cour, un grand nombre d'ouvriers à la journée : ce qui procure le plaisir de faire subsister beaucoup de gens sans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers, ils préfèrent toujours ceux du pays, et les voisins aux étrangers et aux inconnus. Si l'on perd quelque chose à ne pas prendre toujours les plus robustes, on le regagne bien par l'affection que cette préférence inspire à ceux qu'on choisit, par l'avantage de les avoir sans cesse autour de soi, et de pouvoir compter sur eux dans tous les temps, quoiqu'on ne les paye qu'une partie de l'année.
Avec tous ces ouvriers, on fait toujours deux prix. L'un est le prix de rigueur et de droit, le prix courant du pays, qu'on s'oblige à leur payer pour les avoir employés. L'autre, un peu plus fort, est un prix de bénéficence, qu'on ne leur paye qu'autant qu'on est content d'eux ; et il arrive presque toujours que ce qu'ils font pour qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on leur donne. Car M. de Wolmar est intègre et sévère, et ne laisse jamais dégénérer en coutume et en abus les institutions de faveur et de grâces. Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent. Ces surveillants sont les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-mêmes, et sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu'on leur accorde, outre leurs gages, sur tout ce qu'on recueille par leurs soins. Tous ces moyens d'émulation qui paraissent dispendieux, employés avec prudence et justice, rendent insensiblement tout le monde laborieux, diligent, et rapportent enfin plus qu'ils ne coûtent...
Cependant un moyen plus efficace encore, le seul auquel des vues économiques ne font point songer, et qui est plus propre à Mme de Wolmar, c'est de gagner l'affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne. Ouvriers, domestiques, tous ceux qui l'ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants ; elle prend part à leurs plaisirs, à leurs chagrins, à leur sort ; elle s'informe de leurs affaires : leurs intérêts sont les siens... Eux, de leur côté, quittent tout à son moindre signe; ils volent quand elle parle ; son seul regard anime leur zèle ; en sa présence ils sont contents ; en son absence ils parlent d'elle et s'animent à la servir. Ses charmes et ses discours font beaucoup ; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah ! Milord, l'adorable et puissant empire que celui de la beauté bienfaisante !
Ici c'est une affaire importante que le choix des domestiques. La première chose qu'on leur demande est d'être honnêtes gens ; la seconde, d'aimer leur maître ; la troisième, de le servir à son gré ; mais pour peu qu'un maître soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisième suit toujours les deux autres. On ne les tire donc point de la ville, mais de la campagne. On les prend dans quelque famille nombreuse et surchargée d'enfants dont les père et mère viennent les offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes, bien faits, de bonne santé, et d'une physionomie agréable. M. de Wolmar les interroge, les examine, puis les présente à sa femme. S'ils agréent à tous deux, ils sont reçus, d'abord à l'épreuve, ensuite au nombre des gens, c'est-à-dire des enfants de la maison, et l'on passe quelques jours à leur apprendre avec beaucoup de patience et de soin ce qu'ils ont à faire.
Dans la république on retient les citoyens par des moeurs, des principes, de la vertu ; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne ? Tout l'art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l'intérêt, en sorte qu'ils pensent vouloir tout ce qu'on les oblige de faire.
Liens utiles
- Jean-Jacques Rousseau La Nouvelle Héloïse (Quatrième partie. Lettre XVII. A Milord Edouard)
- Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard
- LA PROMENADE - Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, 1761. (Quatrième partie, lettre XVII)
- Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Quatrième partie : Lettre XI (Le paradis artificiel de l'Elysée)
- Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Cinquième partie : Lettre VII (La fête des vendanges ou le sentiment de l'égalité)