Rutebeuf
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Rutebeuf
Parmi les poètes du XIIIe siècle, il convient de réserver une place éminente à Rutebeuf dont l' oeuvre, par la multiplicité de
,ses formes et de ses intentions, reflète admirablement la complexité d'une époque riche en accomplissements et en
découvertes.
Auteur de fabliaux, de poèmes que nous dirions « engagés », qui traitent avec passion des affaires
universitaires et religieuses, homme de théâtre, Rutebeuf est surtout, avec Jean Bodel et Colin Muset, le créateur d'une
poésie « personnelle » qui, renonçant aux mirages de l'idéalisme aristocratique, exprime directement, mais avec beaucoup
d'art, la précarité d'une vie d'homme.
De l'homme, de sa personnalité et de sa vie, on ne sait que ce qu'on peut déduire avec prudence de la cinquantaine
d'oeuvres qui nous est parvenue et qui fut probablement composée entre 1250 et 1285.
Rutebeuf a vécu à Paris et
connaissait bien le monde universitaire.
Son existence devait être celle, fantaisiste et aléatoire, d'un jongleur
professionnel, pratiquant un peu tous les genres pour plaire et monnayant son talent sans pour autant consentir à des
infidélités morales de mercenaire.
Le poète « engagé »
Une grave crise secoua les universités au XIIIe siècle.
Une âpre lutte opposait les maîtres « séculiers » aux « réguliers »
des ordres mendiants — Dominicains et Franciscains — qui tentaient de s'implanter dans l'enseignement avec la
bénédiction du pape.
La querelle la plus vive éclata à Paris entre 1252 et 1259, quand un maître séculier, Guillaume de
Saint-Amour, après qu'il eut, dans un traité, violemment pris à partie les frères mendiants, fut condamné par le pape et
banni.
Rutebeuf entra dans cette querelle aux côtés des amis de Guillaume.
Dans ses poèmes concernant l'Université de Paris ou
dirigés contre les moines (Discorde de l'université et des Jacobins; Les ordres de Paris, par exemple), le poète met sa
verve satirique au service d'un « clan », et il devait y trouver son avantage, mais il exprime aussi ses sentiments
personnels.
La véhémence qui le porte à flétrir la .cupidité, l'hypocrisie et la lâcheté n'est certes pas empruntée, c'est la
passion du pauvre hère et du chrétien sincère qui sait que la société trahit les idéaux évangéliques et que cette trahison
est la source de toutes les misères humaines.
Ah! Jésus-Christ...
La loi que tu nous as apprise
Est si vaincue et entreprise...
Dans les poèmes concernant la croisade, nous reconnaissons le même polémiste de talent qui, peut-être, trouve son profit
à soutenir une cause, mais une cause à laquelle il adhère sincèrement.
La propagande dg Rutebeuf pour la croisade, à
une époque où l'ardeur des princes et des chevaliers s'était fort refroidie, emprunte souvent une forme satirique qui
n'épargne personne : ni les moines — victimes favorites de l'auteur — accusés de conserver l'argent rassemblé pour
secourir la Terre Sainte, ni les nobles qui se divertissent dans les tournois et s'attachent aux biens terrestres, quand ils
devraient songer à leur salut.
Mais peut-être la pitié l'emporte-elle sur la vindicte dans ces vers dénonçant l'aveuglement
égoïste des humains et la véhémence n'est-elle que la passion de sauver.
La « povreté » de Rutebeuf
Plus encore que la dénonciation polémique et apitoyée des Faiblesses du siècle, c'est l'aveu de la détresse personnelle de
l'auteur qui nous touche et fait de lui le premier grand lyrique de notre littérature, préfigurant François Villon.
Le mariage Rutebeuf, La complainte Rutebeuf, La griesche d'hiver, La griesche d'été, La povreté Rutebeuf, La repentance
Rutebeuf, nous révèlent
un homme terrassé par la misère :
Je ne sais par ou je coumance,
tant ai de matière abondance
Pour parleir de ma povretei...
Un homme qui connaît et juge sévèrement son insouciance, qui maudit la « griesche », le jeu de dés ennemi de son maigre
bien : « Li dé m'ocient...
»; un homme mal marié, que les soucis ménagers' accablent, abandonné par ses amis que le vent
de l'infortune emporte...
Une âme complexe surtout, que l'amertume et l'humiliation portent à la dérision de soi, mais que l'humour sauve, un
humour qui serait vraiment « la politesse du désespoir » n'était la foi qui soutient l'auteur, l'attente de jours meilleurs,
L'espérance de l'endemain
Ce sont mes festes,
ou l'espérance d'une bienheureuse éternité.
Cette révélation d'une douloureuse intimité s'accomplit dans des poèmes aux formes extrêmement soignées, que nous
dirions difficiles si la maîtrise de l'auteur n'en avait fait des chefs-d'oeuvre de naturel et de simplicité.
« Rimer me faut »,
dit-il, comme si l'emportement de la création était une nécessité intérieure, l'usage de la parole — et les jeux sur la parole
dont l'auteur ne se prive pas — une libération.
Est-ce à dire que le poème est l'exercice pur et simple de la sincérité? Ne
peut-on y reconnaître plutôt la substitution au mythe impersonnel du parfait amant courtois, que cultivaient troubadours
et trouvères, le mythe individuel de l'homme aux prises- avec sa condition?
Avec Rutebeuf, la poésie ne cesse pas d'être un art, difficile et exigeant, qui sollicite toute l'habileté et la patience d'un
écrivain savant, mais elle devient l'expression éclairante du dénuement et de l'obscurité d'un destin..
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