Saint-John Perse, "La Ville", Images à Crusoé (Éloges, 1911).
Extrait du document
Saint-John Perse, "La Ville", Images à Crusoé (Éloges, 1911).
LA VILLE
[...]
Crusoé ! - ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et le silence multipliera l'exclamation des astres solitaires.
Tire les rideaux; n'allume point :
C'est le soir sur ton Île et à l'entour, ici et là, partout où s'arrondit le vase sans défaut de la mer ; c'est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés du ciel et de la mer.
Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes1.
L'oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd2 d'insectes, tombe dans l'eau des criques, fouillant son bruit.
L'île s'endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et des laitances grasses, dont la fréquentation des vases somptueuses.
Sous les palétuviers3 qui la propagent, des poissons lents parmi la boue ont délivré des bulles avec leur tête plate ; et d'autres qui sont lents, tâchés comme des reptiles, veillent. - Les vases sont fécondés - Entends claquer les bêtes creuses dans leurs coques - Il y a sur un morceau de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé des moustiques - Les criquets sous les feuilles s'appellent doucement - Et d'autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l'annonce des pluies : c'est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune...
Vagissement des eaux tournantes et lumineuses !
Corolles, bouches des moires4 : le deuil qui point5 et s'épanouit ! Ce sont de grandes fleurs mouvantes en voyage, des fleurs vivantes à jamais, et qui ne cesseront de croître par le monde...
Ô la couleur des brises circulant sur les eaux calmes,
les palmes des palmiers qui bougent !
Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous l'odeur de piment.
Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petit cris.
Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !
... Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit, comme une plume renversée.
1. plasmes : fluides vitaux.
2. sourd : présent du verbe sourdre qui signifie "jaillir".
3. palétuviers : arbres exotiques.
4. moires : étoffes aux reflets changeants ; terme ici employé comme image.
5. point : présent du verbe poindre, qui signifie "surgir".
Liens utiles
- Saint John Perse (1887-1975), « Les Cloches », Images à Crusoé (1904).
- Saint-John Perse
- CHANSON - Saint-John Perse
- Le poète Saint-John Perse affirme : La personnalité même du poète n'appartient en rien au lecteur, qui n'a droit qu'à l'oeuvre révolue, détachée comme un fruit sur son arbre. Partagez-vous son point de vue ?
- Pensez-vous comme Saint-John Perse dans sa Lettre à un ami : Ce que je crois, [c'est] que la sincérité, en art, n'a jamais droit à l'immédiat ; qu'elle ne peut affluer qu'involontaire, par transparence, ou même négativement ; que l' « essentiel », là, ne peut jamais, sans ruser, devenir à lui-même l'objet. L'essentiel ne se dit pas, et bien plus, n'a jamais désiré se dire.