Saint-Simon psychologue
Extrait du document
«
Si de sérieuses réserves s'imposent quant à l'objectivité de l'historien, on doit admirer sans restrictions, chez SaintSimon, la pénétration du psychologue.
Sa curiosité passionnée le poussait d'instinct à observer ses semblables.
Il
fixe sa « prunelle étincelante » sur le microcosme de la Cour où il a vécu un quart de siècle; il démonte toute la
mécanique de Versailles; il fait craquer le vernis mondain et scrute avidement les consciences.
L'acuité et la
profondeur de la vision sont surtout remarquables dans la galerie de portraits et de tableaux qui, sur la trame des
faits quotidiens et des anecdotes de Cour, se détachent avec un puissant relief.
LES PORTRAITS
Saint-Simon saisit d'abord la « figure extérieure » des êtres.
Il excelle à projeter une lumière
crue sur le détail grotesque, sur la tare qui marque un visage ou une silhouette.
C'est Dubois, «
effilé, chafouin, à mine de fouine »; Monsieur, frère du Roi, « petit homme ventru, monté sur
des échasses »; la duchesse de Bourgogne, « régulièrement laide, les joues pendantes, le front
trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, ...
peu de dents et toutes
pourries »; Fénelon, « grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont
le feu et l'esprit sortaient comme un torrent ».
Il fait ensuite minutieusement le tour de son modèle; il le fixe dans ses postures et dans ses
grimaces.
Le moindre indice extérieur, l'expression furtive d'un regard, le tremblement d'une
main, un chuchotement, lui suffit pour déceler le mouvement réel des âmes, les drames
profonds, les désirs et les passions inavouables.
Les détails s'accumulent, les retouches se
superposent, les traits physiques et moraux s'enchevêtrent; c'est la vie même, saisie et
reproduite dans sa mouvante complexité.
LES TABLEAUX
Saint-Simon est encore plus à l'aise dans la composition de fresques puissantes, où les
personnages les plus variés s'agitent et se pressent, sous un éclairage savamment nuancé.
Il
peint les funérailles de la Dauphine, le mariage du duc de Chartres, le lit de Justice du 26 août
1718.
Le tableau le plus célèbre est celui de la mort du Grand Dauphin.
Pour les uns, c'est une
catastrophe; pour les autres, c'est une délivrance.
Sous le voile d'affliction qu'exige la
bienséance, le psychologue décèle la nuance exacte des sentiments.
Les sots « tiraient des
soupirs de leurs talons et louaient Monseigneur »; d'autres, plus fins, « s'inquiétaient déjà de la
santé du roi ».
Mais le trait dominant du tableau, c'est la joie triomphante et mal déguisée de
ceux à qui l'événement va profiter : « Leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps...
Un je ne sais quoi de plus libre de toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se
composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux, les distinguait malgré qu'ils en eussent.
»
Avec ce guide implacable, le lecteur goûte l'âcre volupté de pénétrer dans un univers où les
âmes, mises à nu, étalent leurs humeurs et leurs plaies..
»
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