Sartre, Les Mots.
Extrait du document
Sartre, Les Mots.
Les deux garçons prirent le parti de leur mère ; elle les éloigna doucement de ce père volumineux ; Charles ne s'en aperçut même pas. L'aîné, Georges, entra à Polytechnique ; le second, Emile, devint professeur d'allemand. Il m'intrigue : je sais qu'il est resté célibataire mais qu'il imitait son père en tout, bien qu'il ne l'aimât pas. Père et fils finirent par se brouiller ; il y eut des réconciliations mémorables. Emile cachait sa vie ; il adorait sa mère et, jusqu'à la fin, il garda l'habitude de lui faire, sans prévenir, des visites clandestines ; il la couvrait de baisers et de caresses puis se mettait à parler du père, d'abord ironiquement puis avec rage et la quittait en claquant la porte. Elle l'aimait, je crois, mais il lui faisait peur : ces deux hommes rudes et difficiles la fatiguaient et elle leur préférait Georges qui n'était jamais là. Emile mourut en 1927, fou de solitude : sous son oreiller, on trouva un revolver ; cent paires de chaussettes trouées, vingt paires de souliers éculés dans ses malles.