"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" déclare Gargantua à Pantagruel. Dans quelle mesure peut-on dire que cette affirmation reflète une des valeurs idéales de l'Humanisme ?
Extrait du document
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_ Quiconque tente de définir un « idéal humaniste » se heurte à un paradoxe.
En effet, l'attribut fondamental de
l'Humanisme réside dans son anthropocentrisme, sa volonté de faire de l'Humain l'objet principal du savoir et des activités
humaines, par opposition à la scolastique traditionnelle, pour laquelle toute entreprise devait être une déclinaison du
culte, un moyen d'accession au réalité divines.
Dès lors apparaît l'étrangeté de l'affirmation du père de Gargantua : si une
« science », une connaissance des réalités terrestre est légitime, au nom de quoi doit-elle s'embarrasser de principes
transcendantaux qui la dépassent ?
I Une critique rabelaisienne du scientisme
_ C'est au sein de l'Humanisme que s'est élaborée, sinon la notion de science, du moins les procédés essentiels de sa
forme moderne.
Notamment développée autour des travaux de Copernic, puis de Galilée, la science humaniste se définit
par son indépendance vis-à-vis de tout discours de type dogmatique.
Ainsi, l'astronomie ne peut n'admettre comme une
preuve le géocentrisme affirmé par un texte, fût-il sacré.
En ce sens, le penseur humaniste découvre un domaine dans
lequel les notions de Bien et de Mal perdent leur sens : comment la science pourrait-elle bénir ou damner quiconque, dans
la mesure où elle ne fait que décrire des états de choses ?
_ Il est remarquable que la citation de Pantagruel soit devenue l'emblème de l'humanisme : en effet, la phrase est
marquée par une légère ironie de la part de Rabelais, puisqu'elle conclut une longue lettre dans laquelle Pantagruel
prescrit à son fils une somme de lectures et de travaux titanesques, pour finalement lui rappeler que tout cela n'est rien au
regard du service, de l'amour et de la crainte de Dieu.
Cette dichotomie manifeste reflète bien l'ambiguïté de l'Humanisme,
qui prend ses distances vis-à-vis de l'attitude dogmatique sans cesser d'affirmer son rattachement à la tradition
chrétienne, et qui va parfois jusqu'à critiquer l'Eglise pour sa trop grande imprécision vis-à-vis du texte biblique.
II Humanisme et Raison
_ Le discours de Pantagruel est à entendre dans le contexte général de la pensée du XVIe siècle.
En effet, son attaque
s'inscrit dans un engouement général de l'Europe pour le développement des procédés techniques et des sciences
appliquées, dont Léonard de Vinci est l'exemple le plus célèbre.
L'humanisme précartésien ne rompt pas avec la vision
classique d'une Raison strictement horizontale.
A ce titre, la mise en garde de Pantagruel fonctionne bien à la manière
d‘une mise en garde contre la dynamique infinie du mouvement de compréhension du réel.
L'humanisme tel qu'on
l'enseigne de nos jours a son mauvais génie, qui est Machiavel.
La Lettre au prince est bien l'exemple dans système dans
lequel les principes moraux ne sont plus définis par un discours catégorique, mais naissent au contraire des mécanismes
particuliers qui régissent les situations politiques.
Ce que Pantagruel nomme « conscience » est bien une « connaissance
intérieure », un savoir qui ne relève ni du raisonnement ni de l'observation empirique.
_ Quel est donc le rôle des activités rationnelles, réunies sous le terme de « science », dans la formation de l'individu
souhaitée par la pensée humaniste ? Cette dernière se présente principalement comme la recherche de l'excellence
humaine.
L'étymologie de l'humanisme est « humanitas », qui ne signifie pas « humanité », mais « culture ».
L'individu se
livre quotidiennement à l'exercice de la vertu antique, qui consiste en une acquisition des savoirs les plus profonds et les
plus variés.
A ce titre, le savoir presque universel de Leibniz, ainsi que sa parfaite maîtrise des langues classiques autant
qu'européennes est souvent citée.
Si ces connaissances ne peuvent suffire à la définition d'une « morale » au sens
chrétien, elles n'en conservent pas moins un profond intérêt pour l'accomplissement des tâches terrestres, et permettent à
l'individu de développer une éthique, au sens aristotélicien, c'est-à-dire à déterminer les moyens de satisfaire la
disposition naturelle de l'Homme à faire le bien, disposition fréquemment invoquée dans Gargantua, et sur la quelle repose
l'ensemble de l'entreprise humaniste.
III Pour une république des lettres
_ Ces éléments nous permettent ainsi de préciser l'exigence de « conscience » proposée par Rabelais, qui est une écoute
de soi-même, par opposition à la science qui est l'étude des objets extérieurs.
L'humanisme met en place une hiérarchie
implicite, semblable à celle proposée par Saint Augustin, dont les étapes successives doivent rapprocher l'individu de sa
fonction la plus haute qui serait une forme de conscience pure, et en vertu desquelles est organisée la formation du jeune
Gargantua.
L'astrologie et la divination sont ainsi bannies du monde de la connaissance, au profit des sciences dites
naturelles, suspectes toutefois puisqu'elles ont pour objet la matière et non l'esprit (quoique les premières expériences
anatomiques en Europe soient bien réalisée par l'Humanisme).
Pourtant, la science, qui est l'étude des faits, s'efface dans
la perspective humaniste au profit de l'étude du langage, et de toutes les activités propres à l'Homme.
_ Ainsi, Pic de la Mirandole propose l'image idéale d'une « république des lettres », autrement dit une Cité au sein de
laquelle les conduites individuelles ne seraient plus déterminées par des Lois, mais par l'aptitude des habitants à
interpréter les textes.
Ainsi s'éclaircit le rapport étroits entre l'Humanisme et l'herméneutique chrétienne dont il est né.
Les
auteurs dits « humanistes » sont les premiers traducteurs de la Bible en langue vivante.
De ce point de vue, la
« conscience » rabelaisienne, plus qu'une simple introspection, peut se définir comme un travail de déchiffrement du réel,
et une identification entre le monde et l'intériorité du sujet, grâce à laquelle ce dernier pourra découvrir son penchant
naturel à faire le bien, ainsi que celui de la Création toute entière.
_ Pour conclure, la condamnation humaniste du scientisme ne porte pas sur les procédés scientifiques ni sur la validité de
leur conclusion, mais sur leur possible prétention à s'ériger en principes absolus.
C'est le sens de l'essai d'Erasme, L'Eloge
de la folie, qui se plaît à inverser la définition commune du fou : la Raison pure est folle en ce qu'elle est une hybris, tandis
qu'il existe une vertu du fou, qui est de ne jamais se prendre tout à fait au sérieux..
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