Selon André Breton, un poème doit être une débâcle de l'intellect. Paul Valéry affirme au contraire: j'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience, et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef d'oeuvre d'entre les plus beaux. Faut-il donc condamner totalement le surréalisme ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
C omme tout mouvement littéraire profondément novateur, le surréalisme sus cita de vives réactions d'hos tilité.
Elles se manifestèrent avec d'autant plus de
vigueur que les nouvelles théories esthétiques étaient plus déconcertantes .
A insi, loin d'accepter avec A ndré Breton que le poème fût une « débâcle de
l'intellect », P aul V aléry proclamait : «J'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience, et dans une entière lucidité, quelque chose de faible, que
d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef-d'oeuvre d'entre les plus beaux ».
Les Surréalis tes se flattaient d'avoir trouvé une voie
nouvelle, mais bien que ce jugement les condamne, est-il si sûr que leur entreprise ait échoué ?
I.
LA « DÉBACLE DE L'INTELLECT »
Le jugement de V aléry à leur égard s'explique très bien par le caractère révolutionnaire de leurs affirmations.
A u lendemain des bouleversements apportés
par la Grande Guerre, A ndré Breton et ses amis font naître des cendres du dadaïsme une esthétique nouvelle, originale par ses principes.
L'opposition C omme le Bateau Ivre de Rimbaud, les Surréalistes dispersent « gouvernail et grappin » en rompant avec l'art traditionnel ; ils lui reprochent
d'être soumis à la raison, cette faculté tyrannique qui étouffe les immenses possibilités de l'esprit humain : ses productions sont ternes, ne parlent pas
intimement au lecteur.
Le matérialisme, le réalisme surtout ont provoqué, selon A ndré Breton, la déchéance de l'imagination.
Il n'oublie pas cependant, malgré sa s évérité, un autre courant littéraire : dans la débâcle générale, quelques oeuvres sont sacrées, celles qui ont su faire
pressentir, au-delà du réel, une « surréalité ».
A insi Nerval, Rimbaud, A pollinaire sont considérés comme les précurseurs du nouveau mouvement, avec
d'autres écrivains, moins connus en France, qui composèrent des oeuvres fantastiques : Lewis, Walpole.
Le surréalisme se situe donc de façon précise par
rapport aux mouvements qui l'ont précédé : aucun d'entre eux pourtant ne le satisfait pleinement.
C e que les précurs eurs ont réussi empiriquement sera pour A ndré Breton l'objet de recherches systématiques, dont la méthode s'inspire des travaux de
Freud.
L'homme doit parvenir à c e t t e u surréalité », qui est, selon les termes du M anifeste, la « résolution future d e c e s d e u x états en apparence s i
contradictoires que sont le rêve et la réalité ».
Le but ainsi choisi détermine les moyens à utiliser : tous tendront à remettre l'homme en posses sion de s on
subconsc ient, du « fonctionnement réel de la pensée ».
Les écrivains compos eront en état d'hypnose, les peintres s 'inspireront de frottages ou de collages ;
les données du rêve, celles du hasard seront ac cueillies par l'artis te « en l'absence de tout contrôle exercé par la raison ».
A première vue, une telle prise
de position paraît déconcertante, au pays de Descartes.
Les aspects irrationnels des littératures allemande ou anglo-saxonne n'ont suscité en France que
peu d'enthousiasme.
II.
LE VERDICT DE VALÉRY
De fait, les héritiers de la tradition clas sique ne pouvaient que s'insurger, et la conviction de V aléry est solidement étayée par sa formation, par ses goûts et
par sa conception de la création artistique.
Il jugeait certes en connaiss eur, pour avoir lui-même écrit des vers avant de s'intéres ser à la critique littéraire.
Mais il n'avait jamais vu dans c ette activité
qu'une des possibilités de l'esprit humain et l'avait rapidement abandonnée pour y revenir plus tard : les mathématiques lui parais saient beaucoup plus
formatrices pour l'intelligence, et l'on imagine mal, sur ce plan, un accord entre l'admirateur de N adja et l'interlocuteur de M .
T este.
L'un donne libre cours à son imagination, l'autre cultive avant tout sa raison.
A partir de principes opposés, leurs goûts mêmes divergent.
Non que V aléry
puisse reprocher aux Surréalistes l'hermétisme dont on leur fait si communément grief.
Disciple admiratif de Mallarmé, il savait que la poésie a besoin
d'arcanes, mais celle qu'il aimait était de facture classique, et ses préférences le portaient vers La Fontaine ou vers Baudelaire.
C hez eux en effet, il retrouve la lucidité que recommandait Boileau et qui reste pour lui la principale qualité de l'écrivain.
Il désigne sous le terme péjoratif de
« transe » les procédés surréalistes auxquels il reproche d'enlever à l'artiste sa responsabilité.
C ette responsabilité se situe à ses yeux au niveau du travail
poétique : aucun mérite ne revient, dans ces perspectives, aux hommes qui s e l a i s s e n t d i c t e r de « confuses paroles » ou d'informes visions, dignes
d'enfants ou de primitifs.
Disciple de M allarmé, V aléry ne nie pas la nécessité de l'inspiration, mais il lui préfère le travail qui lui succède : « Les dieux,
écrit-il, gracieusement nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c'est à nous de façonner le second...
C e n'est pas trop de toutes les ressources de
l'expérience et de l'esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don ».
C 'est cette attitude consciente qui lui paraît digne de l'être intelligent, et le but
principal de son activité poétique fut à plusieurs reprises l'étude même de cette activité : pour lui donner s on prix, il la pare de toutes les contraintes de l'art
classique, bannies par A ndré Breton.
N 'affirme-t-il pas d'ailleurs que le poème doit être une « fête de l'intellect » ? L'opposition entre les deux écrivains se
trouve ainsi nettement exprimée et l'appel fait par V aléry aux plus hautes fac ultés humaines confère à la création poétique une dignité supérieure.
III.
LES CONQUÊTES DU SURRÉALISME
Il serait injuste pourtant de nier l'apport du surréalisme dans le mouvement littéraire moderne.
En lui-même, et par les oeuvres qu'il a inspirées, il demeure
vivant.
Le surréalisme pur V aléry lui-même évoque un « chef d'oeuvre d'entre les plus beaux », et certaines oeuvres surréalistes furent d'éclatantes réussites.
La
plupart reposent sur l'effet de surpris e.
Lautréamont déjà définis sait la beauté comme étant la rencontre d'éléments apparemment inconciliables : les
tableaux de Magritte illustrent parfaitement cette conception, avec leurs étranges personnages, mannequins de cire corrects, évoluant dans des décors
fantastiques.
Est-ce à dire que Lautréamont ait eu pleinement raison, et que de ces alliances insolites jaillisse la beauté ? Le public est déconcerté le plus
souvent, mais on ne saurait contester la valeur esthétique que prennent les images de Paris dans Nadja ou dans Le pays an de P aris d'A ragon.
Et si la
conception de la beauté est sujette à discussions, du moins ne peut-on nier que les oeuvres surréalis tes produisent des impressions intens es.
Le titre
même de l'oeuvre d'Eluard, C apitale de la Douleur, les déserts hétéroclites et hallucinants peints par T anguy, les « montres molles » de Salvador D ali
créent une atmosphère d'angoisse insurmontable.
C ette réussite suffirait à justifier l'aventure sur réaliste : mais elle s'est montrée plus féconde encore en
se dépassant.
La plupart de nos poètes contemporains y ont participé.
P our les des poètes surréalistes plus grands d'entre eux, c e fut une étape : les nécessités de la vie
politique les firent exclure du mouvement.
M ais ils en gardent la marque.
A ragon il est vrai, dans ses poèmes de la Résistanc e, est revenu à une facture plus
classique du vers, à des formes traditionnelles telles que la ballade.
O n retrouve parfois chez lui la rhétorique de V ictor Hugo, et il choisit les mêmes
thèmes que lui : l'amour, le patriotisme animent ses oeuvres.
P ourtant, le jaillissement des images inattendues renforce le sentiment exprimé, lui donnant
des résonances profondément originales.
P renons-en pour exemple la douloureuse évocation de Juin 1940 :
« Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n'oublierai jamais les lilas ni les ros e s
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés ».
Eluard, de la même façon, utilise toutes les ressources de l'étrangeté pour évoquer le drame de Guernica, et, tout comme dans le tableau de Picasso, de
cette réalité disloquée par la volonté de l'artiste monte un cri poignant de douleur.
C es diverses remarques nous permettent donc d'apporter quelques
nuances au jugement de V aléry.
CONCLUSION
En fait, nous avons moins tendance aujourd'hui à refuser la beauté sous prétexte qu'elle n'est pas consciemment c réée : le prestige de l'art primitif, ou tout
simplement des dessins enfantins, en est la preuve.
Il est évident d'ailleurs que les poètes surréalistes ont évolué vers une élaboration systématique de
leurs oeuvres.
Une synthèse donc s'est réalisée qui pourrait englober des doctrines opposées à l'origine, pour aboutir à une poésie orientée vers le réel,
mais chargée de rés onances mystérieuses..
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