Un écrivain contemporain écrit : « Le poète a un pied dans la boue, un oeil sur les étoiles et un poignard dans la main. » Cette vision du poète vous parait-elle pouvoir s'appliquer à Victor Hugo dans les poèmes des Châtiments que vous avez étudiés ?
Extrait du document
«
Cette description du poète utilise exclusivement des images, ce qui laisse une certaine marge à l'interprétation : la "boue", ce peut être
plusieurs choses : la réalité banale et quotidienne, parfois laide; ou alors plus spécifiquement cet élément peut désigner par métonymie
le peuple, c'est-à-dire les petites gens "crottés".
Dans les deux cas ce sont des éléments qui n'ont traditionnellement pas vraiment leur
place en poésie.
"L'oeil sur les étoiles" semble plus conforme au caractère traditionnellement rêveur qu'on attribue au poète, mais est tout
de même ambigu : cette attitude (la tête levée) désigne à la fois la nature imaginative, fantasque, qui oublie le monde extérieur; et à la
fois l'utopisme, la volonté de regarder vers l'avenir, d'imaginer un monde meilleur.
La 1ère interprétation est antithétique du "pied dans la
boue"; la 2e en est la continuité (on constate le pire, on souhaite le meilleur).
En revanche, l'image du poignard est assez simple, et
désigne clairement le pouvoir de la poésie engagée.
La poésie de Victor Hugo, et particulièrement les Châtiments, présente des particularités qui pourraient recevoir une telle définition, triple et
ambiguë : au XIXe c'est le poète qui a introduit le quotidien, le prosaïque, le populaire dans la poésie, et qui s'est fait remarquer par son
engagement politique au point d'être exilé par Napoléon III; mais il a aussi introduit en France une conception de l'art qui montre que la
poésie est au centre des ses préoccupations.
I Un pied dans la boue
_ Cette citation semble définir la poésie même de Victor Hugo, surtout sa poésie engagée, dont les Châtiments sont
une grande part; Hugo défend en effet une esthétique qui mêle le banal au sublime, le particulier à l'universel, le
beau au laid, quitte à créer une impression de grotesque, éloignée de ce qu'on trouve classiquement "poétique" :
l'important est de donner la sensation de la grandeur, que ce soit dans l'horreur ou dans le sublime.
_ Le but des Châtiments est de critiquer la prise du pouvoir par Napoléon III, qu'il surnommait "Napoléon le petit" : on
a donc affaire à une poésie engagée, qui traite d'un sujet politique et social.
La "boue" peut symboliser la réalité nue
et laide d'un régime qui s'impose au peuple (la "boue" peut aussi être une image du peuple) qui ne trouve pas
facilement place en poésie au XIXe, mais qui ici est le sujet central.
Pour ces deux raisons, les Châtiments gardent en permanence "un pied dans la boue" : le fondement de cette poésie
est politique, et l'esthétique hugolienne l'encourage à introduire du banal et du grotesque dans une poésie en
alexandrins.
Exemple :
Approchez-vous ; ceci, c'est le tas des dévots.
[...]
Avec le vieux savon des jésuites sournois
Ils lavent notre époque incrédule et pensive,
Et le bûcher fournit sa cendre à leur lessive.
Leur gazette, où les mots de venin sont verdis,
Est la seule qui soit reçue au paradis.
cette critique des "dévots" hypocrites repose sur les images prosaïques de la lessive, du venin, du savon, de la gazette.
II Un poignard à la main
Les Châtiments sont l'exemple même de la poésie engagée; pour Victor Hugo, le poète est beaucoup plus qu'un faiseur de jolis phrases, il
a le rôle d'un prophète, d'un guide du peuple : l'écriture est une arme, un véritable "poignard".
Les faits le confirmeront puisqu'il sera
exilé par le régime de Napoléon III : son écriture engagée a eu le pouvoir de heurter le régime et de bouleverser sa vie.
Le poète est
d'autant plus puissant qu'il manie bien la langue, et peut la charger de reproches, d'émotion et d'ironie pour mieux ébranler son lecteur.
Exemple : Souvenir de la nuit du 4 :
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.
Le logis était propre, humble, paisible, honnête;
Le début même est très habilement construit : il choque très fortement le lecteur, par le contraste entre "enfant" et "balles" et la précision
"dans la tête" qui ajoute à l'horreur.
Le retour au vers 2 au logis donne l'impression d'un ton faussement détaché, qui cache la fureur du
poète.
L'accumulation d'adjectifs laudatifs (quatre, ce qui rompt avec le traditionnel rythme ternaire) émeut le lecteur en faveur de la
famille de l'enfant.
On est naturellement amené à s'indigner contre le responsable de telles exactions (Napoléon III).
De plus, l'ironie à la fin du p o è m e est "assassine", elle provoque chez le lecteur un schéma plus ou moins conscient qui est que
l'évocation de la mort de l'enfant nous fait nous dire : "il serait plus juste que ce soit le criminel qui soit puni"(et qui meure...)
III Un oeil sur les étoiles
Dans la citation, le poète à un pied dans la boue et un oeil sur les étoiles : la construction de la phrase accentue son caractère partagé,
entre deux tendances : il veut pouvoir évoquer ce qui est bas, banal, prosaïque, laid; mais la poésie reste un impératif constant.
Cette
citation rappelle aussi que même si le poète est engagé et ouvre les yeux sur la réalité du monde, c'est en même temps un rêveur, qui
aime mettre en forme ses fantaisies personnelles.
Hugo est un écrivain de vers et de proses; il aurait pu écrire en prose un texte qui dénonce Napoléon III, la mise en vers résulte d'une
volonté délibérée de créer un effet poétique.
On trouve dans les Châtiments des intermèdes "poétiques" gratuits, par exemple le passage
sur l'art dans "L'art et le peuple" :
L'art, c'est la gloire et la joie ;
Dans la tempête il flamboie,
Il éclaire le ciel bleu.
L'art, splendeur universelle,
Au front du peuple étincelle
Comme l'astre au front de Dieu.
On trouve dans cette strophe les trois éléments : l'importance de la fantaisie pure, de la rêverie et de l'idéalisme ("l'art, c'est la gloire et
la joie"); mais aussi le fait que l'art doit être mis au service du peuple ("la boue"); et dans un autre vers deux strophes plus bas: (Peuple
esclave, il te fait libre ;
Peuple libre, il te fait grand !)
est mis en valeur le pouvoir politique de la poésie.
La mention d e "l'astre" rappelle "l'étoile" de la citation : Victor Hugo, tout en employant toutes s e s forces à lutter contre "le petit"
Napoléon, ne perd jamais de vue "l'étoile" de l'art.
Cette citation s'applique doublement au Victor Hugo des Châtiments : avoir "un oeil sur les étoiles", cela peut signifier : être idéaliste, être
animé par une utopie.
Ce qui s'applique à Hugo, dont le regard est double : d'un côté il n'oublie jamais de décrire l'horreur du quotidien,
"la boue" (prosaïsme de Souvenir de la nuit du 4) de l'autre il espère toujours dans le retour d'un monde plus juste et a en l'art une foi
inébranlable (L'art et le peuple).
Si cette expression signifie : être imaginatif et rêveur, elle s'applique aussi aux Châtiments mais de façon plus ambiguë : d'autres oeuvres
d e Hugo laissent libre cours à sa fantaisie poétique, comme La légende des siècles ou ses pièces de théâtre.
Mais les Châtiments sont
animés par une tension entre la forme en vers et soignée de l'oeuvre, et son fondement purement politique.
On ne peut pas vraiment
savoir alors ce qui tranche dans cette oeuvre entre l'oeil "sur les étoiles" (la poésie) et la boue et le poignard..
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