Un journaliste du Courrier français écrit en 1828 : « On commence à comprendre que les généralités sont usées sur notre scène. Il faut briser le type de ces héros de convention : c'est à l'observation des individualités que doivent désormais s'attacher nos poètes tragiques. Tout est dit sur les passions générales, leurs effets ont été mille fois présentés sur nos théâtres ; mais les contradictions de l'esprit humain sont innombrables. Les caractères sont aussi variés que les figures. »
Extrait du document
«
Introduction
Dans un article publié en 1828 par le Courrier français, journal libéral favorable aux innovations du drame romantique,
on peut lire une attaque en règle contre les « héros de convention » du théâtre classique ; et surtout, des
prescriptions concernant la création de ces héros que tente de mettre en scène une dramaturgie nouvelle,
proclamée, l'année précédente, dans la préface de Cromwell.
On peut se demander en quoi réside cette nouveauté des héros du drame romantique : comment les auteurs
mettent-ils en scène ces « individualités», ces «caractères [...] variés» ? Quelle image de l'homme veulent-ils ainsi
traduire ? À quelle nouvelle vision du monde correspondent leurs héros ?
Première idée directrice : la mise en scène des héros en tant qu'« individualités» et «caractères».
La présence en scène des héros des drames romantiques est d'abord d'ordre physique et visuel; elle dépend aussi
de leur langage et de la peinture de leur caractère.
• «Dans le drame [...] le corps joue son rôle comme l'âme» affirme Victor Hugo dans la préface de Cromwell.
Vêtements, mais également gestes et attitudes ont donc leur importance.
Ainsi dans Ruy Blas, si l'acte I est dominé
par le personnage de Don Salluste, la didascalie initiale indique avec une précision méticuleuse qu'il « est vêtu de
velours noir, costume de cour du temps de Charles II, la toison d'or au cou»; qu'il porte par-dessus «un riche
manteau de velours vert clair, brodé d'or et doublé de satin noir, épée à grande coquille, chapeau à pleines
blanches».
À l'acte II, la main gauche enveloppée de linges ensanglantés de Ruy Blas, le flacon que la reine tire de
sa poitrine pour lui faire «respirer quelque essence», contribuent puissamment à traduire ce moment où la tension
dramatique atteint son point culminant et laisse éclater la certitude d'un amour partagé.
Dans le registre comique,
c'est Don César, à la scène 1 de l'acte IV, tombant tout à coup par un conduit de cheminée.
• D'autre part, ces personnages doivent s'exprimer de telle sorte que le spectateur perçoive leur spécificité et leur
naturel.
Dans la «Lettre à Lord ***» qui sert de préface à son drame Le More de Venise, Vigny est catégorique : «Faut-il
donc toujours que chaque personnage se serve des mêmes mots, des mêmes images que tous les autres emploient
aussi ? Non, il doit être concis ou diffus, négligé ou calculé [...] selon son caractère, son âge, ses penchants».
On
peut entendre un exemple de cette diversité dans le dialogue, à la scène 6 de l'acte III de Chatterton; le poète,
personnage-titre, avec son lyrisme affronte le froid matérialisme du lord-maire Beckford.
Par ailleurs, pour être
naturels, ils doivent reproduire les habitudes de la conversation, c'est-à-dire faire se succéder de courtes répliques
en évitant les longues tirades savamment construites.
Et même quand Hugo emploie l'alexandrin, dont il demeure %n
fervent défenseur à la scène, il s'ingénie à le disloquer.
À la scène 5 de l'acte II de Ruy Blas, un seul vers se trouve
réparti sur six répliques : la reine est toute à la joie de pouvoir, pense-t-elle, empêcher le duel qui pourrait être fatal
au «Comte de Garofa».
Certes l'usage du monologue dans le drame romantique paraît aller à l'encontre de cette
recherche du naturel; toutefois, dans les trois actes que contient Ruy Blas on constate que la variété des rythmes
et des tons en modère la pesanteur et en assure le mouvement.
• Enfin la peinture des caractères est assurée par leur diversité et leur confrontation.
«Si je pouvais être ce monsieur qui passe !» s'exclame le Fantasio de Musset.
Hugo ne nous donne-t-il pas à voir et
à entendre des êtres — des hommes plus que des femmes comme dans tout drame romantique — que distinguent,
nous l'avons vu, l'aspect extérieur et le langage mais aussi l'âge, la condition sociale, les projets, les ambitions.
La
scène est par conséquent nécessairement le lieu où sont confrontées de telles individualités, selon la loi du «
contraste » affirmée dans la préface de Cromwell.
Ainsi est-il de la rencontre de Don César et de Ruy Blas à l'acte I : au premier, libre, joyeux, insouciant s'oppose le
second, dont le spectateur commence à percevoir qu'il est un inadapté, la victime d'une suite de fatalités.
Ces personnages sont donc nés d'une nouvelle conception de l'art dramatique.
Mais pour mieux les connaître
encore, il faut analyser en quoi celle-ci correspond à une nouvelle image de l'homme.
Deuxième idée directrice
Ces héros correspondent à une nouvelle image de l'homme.
Si les Angelo ou les Hernani, les Marie Tudor ou les Antony sont ancrés chacun dans leur époque et dans les
principes créateurs de leurs auteurs, ils sont surtout des «enfants du siècle», ceux des jeunes artistes de la
première moitié du XIXe siècle qui veulent exprimer une perception nouvelle de leur condition.
• Ce sont d'abord des êtres d'exception.
Ils le sont par leurs origines qui sont loin d'être toujours aussi seigneuriales que celles de Lorenzo : Ruy Blas rappelle
qu'il est « orphelin, par pitié nourri dans un collège » ; « seul à vingt ans, la vie était amère et triste», avoue Didier
dans Marion Delorme.
Par leurs qualités aussi : le courage et le mépris de la mort de Ruy Blas, sa noble ambition,
voire son génie qui fait l'admiration de la reine à l'acte III.
Ils se trouvent par là même en marge du monde :
marginalité intellectuelle chez Chatterton, sociale chez Hernani.
• Ce sont également des êtres contradictoires.
Cromwell a séduit Hugo car c'était, dit-il dans sa préface, « un être complexe [...] composé de tous les contraires,
mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse».
La reine d'Espagne est « un ange
et une femme ».
« Fuis-moi ! » crie Hernani à Dona Sol à qui il redoute d'être fatal alors que la passion est à son
paroxysme.
Car ils peuvent être attirants et dangereux, soit par leur passion, soit par leur -destin.
Emportés par une
fatalité impérieuse, ils portent malheur à ceux qui éprouvent pour eux affection ou amour : «Je suis un démon.
Fuis.
»
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