UN LOGEMENT NOUVEAU - FLAUBERT, Madame Bovary, 2e Partie, Chapitre II.
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UN LOGEMENT NOUVEAU - FLAUBERT, Madame Bovary, 2e Partie, Chapitre II.
Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre.
Les murs étaient neufs, et
les marches de bois craquèrent.
Dans la chambre, au premier, un jour blanchâtre passait par les fenêtres, sans rideaux.
On
entrevoyait des cimes d'arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de lune, selon le
cours de la rivière.
Au milieu de l'appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des
bâtons dorés avec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, — les deux hommes qui avaient apporté les
meubles ayant laissé là tout, négligemment.
C'était la quatrième fois qu'elle couchait dans un endroit inconnu.
La première avait été le jour de son entrée au couvent, la
seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci; et chacune s'était trouvée
faire dans sa vie comme l'inauguration d'une phase nouvelle.
Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les
mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer
serait meilleur.
Situation du passage.
Emma Bovary s'ennuyait et dépérissait dans le petit bourg de Tostes où son mari, officier de santé, s'était installé.
Charles
Bovary, qui adore sa femme, s'est alarmé et, persuadé que l'air du pays était malsain pour Emma, il a renoncé à sa clientèle
et accepté un nouveau poste à Yonville-l'Abbaye, à sept lieues de Rouen.
Le couple vient d'arriver en diligence dans ce gros
bourg normand : Emma et Charles sont descendus à l'Auberge du Lion d'Or et ont fait, au cours d'un dîner, la connaissance
du pharmacien Harnais et du jeune clerc de notaire Léon.
Puis les deux époux ont quitté l'auberge pour se rendre à leur
nouvelle demeure.
Le texte.
Soucieux de reproduire la vie dans son détail précis, Flaubert suit pas à pas son héroïne, dont il analyse minutieusement les
sensations et les états d'âme, à mesure qu'elle découvre ce qui va être le cadre de sa nouvelle existence.
Les sensations d'Emma (Premier paragraphe).
Chez Emma Bovary, créature à beaucoup d'égards assez commune, la finesse
des sens est exceptionnelle : dès le vestibule, elle se sent pénétrée par une sensation de froid, celle que donnent des murs
neufs, fraîchement recouverts de plâtre.
Flaubert commente cette notation à l'aide d'une comparaison familière : comme un
linge humide, qui, par sa sobre précision, nous fait ressentir l'impression presque physiquement; l'indication suivante : les
marches de bois craquèrent, évoque un détail ,typique des maisons de campagne.
Dans ces deux premières phrases, d'une
concision suggestive, les temps des verbes sont choisis avec soin : l'imparfait indique un état (les murs étaient neufs), tandis
que le passé simple traduit des sensations de courte durée (sentit, craquèrent).
A la suite d'Emma, nous montons dans la
chambre, au premier.
Les fenêtres sont sans rideaux, car la pièce n'est pas encore meublée; et l'on s'explique qu'un jour
blanchâtre y pénètre.
Une phrase d'un rythme savamment calculé présente ensuite quelques aspects du paysage entrevu
par Emma : en même temps que l'oeil se déplace instinctivement du plus proche au plus lointain (des cimes d'arbres et plus
loin la prairie), les notations, d'abord un peu banales (cimes d'arbres, prairie) se nuancent délicatement (la prairie à demi
noyée dans le brouillard, qui fumait au clair de lune, selon le cours de la rivière) paysage estompé, d'une harmonie fondue,
au milieu duquel Emma va entretenir /ses chimères sentimentales avec une langueur voluptueuse.
La description évoque
mystérieusement les vagues ivresses qui émanent des choses.
Le regard d'Emma, après s'être posé sur ce paysage, se
reporte sur l'appartement; et à la description poétique des lignes précédentes s'oppose, par un contraste saisissant,
l'énumération prosaïque et méticuleuse du fouillis des tiroirs, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés...
qui caractérise
une pièce encore inhabitée.
Une phrase volontairement banale et plate, mais où la virgule habilement placée met en valeur le
mot importent, termine cet inventaire : les deux hommes qui avaient apporté les meubles ayant tout laissé là, négligemment.
Les illusions d'Emma (Deuxième paragraphe).
Emma a la mémoire des sens : la vue de ce cadre qui ne lui est pas familier
réveille en elle des impressions anciennes : c'était la quatrième fois qu'elle couchait dans un endroit inconnu.
Cette indication
permet à Flaubert, avant de lancer son héroïne dans de nouvelles aventures, de nous rappeler en un raccourci expressif trois
étapes de sa vie passée : son entrée au couvent, à l'âge de treize ans, qui a marqué pour elle le début d'une vie
contemplative, où s'est développé son
penchant au romanesque; son arrivée à Tostes, où elle a mené une existence morne et plate; enfin son court séjour au
château de la Vaubyessard, où elle a pris contact avec le luxe aristocratique.
Une coïncidence a voulu que chaque nuit
passée dans un endroit inconnu ait été pour elle comme l'inauguration d'une phase nouvelle; il n'en faut pas plus pour faire
naître chez cette femme naïvement superstitieuse et toujours avide d'inconnu une illusion qui l'empêche de croire que les
choses puissent se représenter les mêmes à des places différentes.
Ses espoirs prennent même l'apparence d'un
raisonnement, assez puéril, il est vrai, et fondé sur un hypothétique calcul des probabilités : puisque la portion vécue avait
été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur.
Or nous verrons qu'à mesure que la vie s'écoule et
qu'Emma s'efforce d'échapper aux platitudes de la réalité, cette réalité fait sentir son poids se reproduisant toujours la même
et rétrécissant progressivement son horizon.
Conclusion.
Dans ce passage comme dans beaucoup d'autres, Haubert s'est dans une certaine mesure identifié avec son héroïne.
Lui
aussi, il a cru que les choses ne pouvaient pas se répéter les mêmes à des places différentes et il s'est évadé hors de son
temps pour s'abandonner au caprice de ses rêves : ses propres désillusions lui ont peut-être permis de mieux peindre les
illusions d'Emma.
Mais Haubert, fidèle à son principe d'impersonnalité, s'efface derrière le personnage et le peint de
l'extérieur, comme un pur « objet ».
Ainsi se résout peut-être la contradiction apparente entre les deux déclarations de
l'auteur : « Madame Bovary, c'est moi », et : « Madame Bovary n'a rien de moi.
».
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