UNE MORT INTEMPESTIVE - GUY DE MAUPASSANT, Le Vieux.
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UNE MORT INTEMPESTIVE - GUY DE MAUPASSANT, Le Vieux.
Maître Chicot, la bouche pleine, prononça :
S'il nous véyait, l'pé, ça lui f'rait deuil.
C'est li qui les aimait d'son vivant.
Un gros paysan jovial déclara :
Il n'en mangera pu, à c't'heure.
Chacun son tour.
Cette réflexion, loin d'attrister les invités, sembla les réjouir.
C'était leur tour, à eux, de manger des boules.
Mme Chicot, désolée de la dépense, allait sans cesse au cellier chercher du cidre.
Les brocs se suivaient et se vidaient coup sur coup.
On riait
maintenant, on parlait fort, on commençait à crier comme on crie dans les repas.
Tout à coup, une vieille paysanne qui était restée près du moribond, retenue par une peur aride de cette chose qui lui arriverait bientôt à
elle-même, apparut à la fenêtre, et s'écria d'une voix aiguë :
Il a passé! Il a passé!
Chacun se tut — les femmes se levèrent vivement pour aller voir.
Il était mort, en effet.
Il avait cessé de râler.
Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal
à leur aise.
On n'avait pas fini de mâcher les boules.
Il avait mal choisi son moment, ce gredin-là!...
GUY DE MAUPASSANT, Le Vieux.
(Albin Michel, édit.)
Situation du passage.
Le beau-père de maître Chicot, un fermier normand, est à l'agonie depuis quelques jours et ne se décide pas à mourir.
Son gendre en est
fort ennuyé : l'ouvrage presse à la ferme et il lui faudra perdre toute une matinée à prévenir des obsèques parents et amis du voisinage.
Afin de gagner du temps, il décide de commencer en pleine nuit la funèbre tournée, puisque aussi bien le « pé » ne saurait tarder à rendre
l'âme.
Mais le « pé », qui a la vie dure, respire encore le surlendemain à l'arrivée des invités.
Stupéfaction ! Tous se sont dérangés pour rien.
Ils se mettent néanmoins à manger les traditionnels gâteaux d'enterrement, les « boules », que la maîtresse de maison a préparés comme
il se doit.
Le texte.
Maître Chicot est un de ces paysans normands dont Maupassant a su dessiner la silhouette avec une verve puissante.
Il a pour son beaupère une parole de compassion : S'il nous véyait, l'pé, ça lui f'rait deuil.
Mais il la prononce la bouche pleine, et sans perdre une miette.
Bien
plus, il parle du moribond à l'imparfait C'est li qui les aimait d'son vivant.
Il considère son trépas comme un fait accompli; et la même
dureté se manifeste chez son interlocuteur, un gros paysan jovial.
— Il n'en mangera pu, à c't'heure.
Chacun son tour, s'exclame-t-il : cette
agonie est pour lui une sorte d'épouvantable revanche.
Aucun des personnages ne trouve au fond de son coeur une parcelle d'émotion; la
réflexion du paysan semble même les réjouir.
La loi de la jungle régit le monde où vivent ces paysans; que les jeunes prennent la place des
vieux, rien de plus naturel : C'était leur tour, à eux, de manger des boules.
Pourtant, la fille, Mme Chicot, est désolée; voilà donc enfin quelqu'un que la mort du vieux ne laisse pas indifférent ou sournoisement
satisfait! Mais non : c'est la dépense qui l'inquiète.
Ses invités mangent de bon appétit et boivent sec : les brocs se suivaient.
Dire qu'il
faudra recommencer, puisque ce ne sont là que des obsèques manquées! Peu à peu, la boisson aidant, on s'anime : on riait maintenant, on
parlait fort, on commençait à crier comme on crie dans les repas.
Que cette indifférence ne nous scandalise pas trop : il est bien des repas
de deuil, à la campagne et même à la ville, d'où tes convives sortent gais et la panse remplie.
Maupassant, là comme ailleurs, n'avance rien
qu'il n'ait observé.
La seule qui témoigne au père quelque intérêt est une vieille paysanne.
Elle était restée près du moribond, retenue par une peur aride, une
peur qui lui sèche la gorge devant l'horreur de ce mystère qu'elle affrontera bientôt à son tour.
De tous ces personnages si féroces, c'est
peut-être elle la plus implacable, elle, la vieille, qui voudrait bien savoir comment on fait pour mourir et si cela fait souffrir.
Maupassant nous
a conduits par degrés au comble de la cruauté.
La vieille apparaît à la fenêtre, comme un polichinelle macabre.
Tremblante de peur et peutêtre bouleversée par une infernale jouissance, elle s'écrie d'une voix aiguë : Il a passé! Il a passé! Cette expression dialectale, comme tout
à l'heure le patois dont usaient maître Chicot et son convive, accentue le caractère réaliste du récit.
Cette fois, chacun se tut — les femmes
se levèrent vivement pour aller voir : les femmes seulement, parce qu'elles sont, plus que les hommes, friandes de cette sorte de spectacle
et parce que c'est à elles, en Normandie comme en bien d'autres provinces, qu'est dévolu le soin de veiller à la toilette des morts.
Et
l'indifférence voulue du conteur éclate, lorsqu'il nous dit : il était mort, en effet.
Rien de plus terrible que cet en effet, qui a la valeur d'une
constatation banale, mais qui prend, en de telles circonstances, un relief unique; le verbe râler, qu'il emploie ensuite, est lui aussi expressif,
dans sa précision.
Les romanciers abusent volontiers des descriptions d'agonie, qui prêtent à des effets un peu faciles.
Maupassant, lui,
résiste à la tentation.
Deux petites phrases lui suffisent pour rendre compte de l'événement.
A vrai dire, elle est importune, cette mort que
maître Chicot et son épouse ont attendue avec tant d'impatience : les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à l'aise.
Puisque le
vieux s'entêtait à ne pas vouloir succomber, pourquoi choisissait-il le moment oû on n'avait pas fini de mâcher les boules? La fin de la
phrase, d'une vulgarité calculée, traduit à merveille l'égoïsme bestial de ces convives.
Peu à peu se développe chez ces personnages un
sentiment de rancune, qui s'exaspère d'autant plus qu'ils ne peuvent l'extérioriser; Maupassant le résume en un mot, ce gredin-là; mais
prenons garde; le terme contient une nuance de sympathie : à la mauvaise humeur des hommes se mêle une sorte d'amusement, car ces
paysans maîtres en rouerie ne sauraient demeurer insensibles à la malice du « pé », qui, jusqu'au bout, décidément, aura su jouer de bons
tours à ses enfants.
Conclusion.
Cette page est un modèle de réalisme.
Le conteur observe avec sang-froid les réactions les plus odieuses; à aucun moment ne tombe le
masque de froideur qu'il s'est composé.
Guidé par un sens artistique infaillible, il choisit les détails, ordonne la scène qu'il veut dépeindre,
l'anime enfin par un style à la fois vigoureux et sobre..
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