Usbek à Rhédi - Lettres 106 - Montesquieu - Les Lettres Persanes
Extrait du document
«
Usbek s'oppose aux allégations de son ami Rhédi, en lui montrant que les arts entretiennent le goût du travail dans
un pays, et contribuent donc à sa puissance.
Tous travaillent pour gagner de l'argent et créent ainsi des richesses.
Si l'on se contentait de fabriquer le nécessaire, l'État serait totalement affaibli; les rapports humains et économiques
s'étioleraient, et tous vivraient misérables et isolés.
Ce sont les arts qui créent le plus de valeurs, ils sont donc le
soutien de la puissance d'un prince.
ANALYSE
A partir d'un argument de Rhédi : les arts amollissent les peuples, Usbek construit sa lettre comme une
démonstration du contraire.
1er temps : il le nie de façon empirique
L'expérience historique prouve que cet argument ne suffit pas à expliquer la chute d'un empire.
2e temps : il procède par élimination
a) Les artisans eux-mêmes ne peuvent sombrer dans la mollesse puisqu'ils l'évitent en travaillant.
b) Ceux-là mêmes qui profitent d'un art en exercent un autre.
L'argument est d'ores et déjà réfuté.
3e temps : explication
a) La vie facile et luxueuse des uns suppose le travail acharné des autres qui y trouvent leur compte.
b) L'orgueil de chacun le pousse à concurrencer l'autre en richesses et donc à faire la course au travail.
L'argument est réfuté une seconde fois.
4e temps : preuve par l'absurde
Si un peuple se contentait du strict nécessaire, les richesses créées seraient presque nulles et ne pourraient
entretenir le prince et tous les habitants d'un pays.
Se temps : reprise et conclusion
Comme ce sont les artisans qui créent les plus grandes richesses, le prince à tout intérêt à laisser ses sujets
fabriquer les objets de luxe dont ils ont envie.
COMMENTAIRE
La dernière phrase du texte exprime en conclusion l'idée maîtresse du développement.
C'est elle qu'il convient donc
de commenter.
Au terme de sa démonstration, Montesquieu déclare par la bouche d'Usbek : « ...Pour qu'un prince soit puissant, il
faut que ses sujets vivent dans les délices : il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités, avec
autant d'attention que les nécessités de la vie.
» Cette phrase exprime fort bien la vision qu'avaient les philosophes
du XVIIIe siècle de l'État et de l'économie moderne.
Elle évoque même assez bien certains principes économiques qui
régissent encore notre vie.
Il est donc intéressant de se demander quelles résonances l'idée de Montesquieu a
trouvées en son temps et trouve encore dans le nôtre.
I.
- LES RAISONS DE LA RECHERCHE DU LUXE
Si Montesquieu donne des justifications économiques à la recherche du luxe — c'est bien ainsi qu'il faut comprendre
le terme « arts » —, il ne nous 'explique pas pourquoi les hommes le désirent.
Au-delà d'une simple frivolité qui peut
s'attacher à tout ce qui brille, nous trouvons un sentiment plus profond.
L'homme est celui qui ne se contente pas
du nécessaire, qui peut même y renoncer en faveur du superflu.
Que sa vie quotidienne soit pourvue de beauté,
voilà qui est pour lui plus important peut-être que de satisfaire ses besoins, dans la mesure cependant où il ne
risque pas d'y succomber.
Parlant de la valeur du feu pour l'homme, Gaston Bachelard, dans son ouvrage : La
Psychanalyse du feu, écrit : « La conquête du superflu donne une exaltation spirituelle plus grande que la conquête
du nécessaire.
L'homme est une création du désir, non pas une création du besoin.
» Si nous partageons cette
manière de comprendre le luxe, nous nous expliquons facilement que les hommes attachent tant d'importance à le
posséder.
Mais, dans nos civilisations tout au moins, le luxe tient une autre place, essentiellement sociale cette fois.
Montesquieu l'évoque de deux manières au cours de ce texte : c'est la « passion de s'enrichir », c'est aussi le
caprice d'une femme qui « s'est mis dans la tête qu'elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure.
»
Cette coquetterie n'a rien d'original, mais elle dénote avant tout le désir de tenir son rang, d'affirmer une certaine
situation sociale.
Rien ne nous permet de penser, en effet, qu'une tenue extrêmement recherchée et de riches
bijoux rendent toujours plus belle celle qui les porte.
Mais ils sont les insignes de son rang dans la société.
Notre
société contemporaine l'a si bien compris qu'elle en a tiré ses « études de marché ».
Une fabrique d'automobiles
envoie des représentants chez des personnes d'une catégorie sociale bien définie à l'avance.
Par exemple, un
représentant de la firme « Mercedes » ne se rendra pas dans un quartier ouvrier pour des raisons bien évidentes ;
mais il ne s'adressera guère non plus à de jeunes artistes même millionnaires • car ceux-ci choisissent plutôt des
voitures de sport.
Ils ne sont pas tous pour autant des pilotes hors-pair, mais cela fait partie de leur train de vie,
nous disons aujourd'hui de leur « standing ».
Ainsi Montesquieu a voulu étudier surtout la valeur sociale du luxe et ses conséquences économiques.
Mais cette
question a beaucoup intéressé et même passionné les hommes du XVIIIe siècle, et il serait intéressant de confronter
leurs opinions..
»
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