Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - La vision de Dante
Extrait du document
Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - La vision de Dante Dante m'est apparu. Voici ce qu'il m'a dit : I Je dormais sous la pierre où l'homme refroidit. Je sentais pénétrer, abattu comme l'arbre, L'oubli dans ma pensée et dans mes os le marbre. Tout en dormant je crus entendre à mon côté Une voix qui parlait dans cette obscurité, Et qui disait des mots étranges et funèbres. Je m'écriai. Qui donc est là dans les ténèbres ? Et j'ajoutai, frottant mes yeux noirs et pesants : Combien ai-je dormi ? La voix dit : Cinq cents ans ; Tu viens de t'éveiller pour finir ton poëme Dans l'an cinquante-trois du siècle dix-neuvième. Et je me réveillai tout à fait ; je n'avais Plus rien autour de moi ; la tombe aux durs chevets S'était évanouie avec sa voûte sombre, Et j'étais hors du temps, de la forme et du nombre ; Debout sans savoir où ni sans savoir sur quoi. Enfin un peu de jour arriva jusqu'à moi, Mes prunelles s'étant à l'ombre habituées ; Alors je distinguai deux portes de nuées, L'une au fond, devant moi, l'autre en bas, au-dessous D'un brouillard composé des éléments dissous, Comme un puits qu'on verrait dans les eaux. La première, Splendide, semblait faite avec de la lumière ; C'était un trou de feu dans un nuage d'or ; Quelqu'un, celui qui parle aux sibylles d'Endor Pour construire cet arc, splendide météore, Avait pris et courbé les rayons de l'aurore ; Du moins je le pensai, non sans frémissement. Cette porte, où luisaient l'astre et le diamant, Brillait au plus profond de l'espace livide Comme un point lumineux, et posait sur le vide ; On voyait au-dessous le libre éther flotter, Car nul mont n'eût osé s'offrir pour la porter, Et, sous les saints piliers de cette arche vivante, Le Sinaï lui-même eût croulé d'épouvante. L'autre porte à mes pieds montrait son cintre obscur Noir comme une fumée et ridé comme un mur, Vaguement aperçu sous des épaisseurs mornes, Mêlant ses bords confus aux profondeurs sans bornes, Espèce d'antre informe en ténèbres construit, Cratère fait de brume et couronnant la nuit. Cette porte semblait la bouche des abîmes. Songeant à tous les maux qu'ici-bas nous subîmes, Mon esprit, où la crainte accompagne l'espoir, Du portail rayonnant allait au porche noir, Et, me ressouvenant de ce qu'on fait sur terre, J'entrevis que c'étaient les portes du mystère. Soudain tout s'éclipsa, brusquement obscurci. II Et je sentis mes yeux se fermer, comme si, Dans la brume, à chacun des cils de mes paupières, Une main invisible avait lié des pierres. J'étais comme est un prêtre au seuil du saint parvis, Songeant, et, quand mes yeux se rouvrirent, je vis L'ombre ; l'ombre hideuse, ignorée, insondable, De l'invisible Rien vision formidable, Sans forme, sans contour, sans plancher, sans plafond, Où dans l'obscurité l'obscurité se fond ; Point d'escalier, de pont, de spirale, de rampe ; L'ombre sans un regard, l'ombre sans une lampe ; Le noir de l'inconnu, d'aucun vent agité ; L'ombre, voile effrayant du spectre Éternité. Qui n'a point vu cela n'a rien vu de terrible. C'est l'espace béant, l'étendue impassible, Quelque chose d'affreux, de trouble et de perdu Qui fuit dans tous les sens devant l'oeil éperdu, La cécité, glacée et plus qu'un marbre lourde, Une tranquillité muette, aveugle et sourde, L'horrible intérieur d'un sépulcre infini. Cependant un reflet sur mon linceul jauni Me fit tressaillir, mais tout restait immobile ; Et je vis dans cette ombre une lueur tranquille, Un flamboiement profond, fixe, silencieux, Pareil à la clarté que ferait à nos yeux Derrière un rideau noir une torche allumée. Et nul bruit ne sortait de l'ombre inanimée, Car, sachez-le, vivants, hors du clair firmament, L'affreuse immensité se tait lugubrement. Cette clarté semblait, à la fois vie et flamme, Regarder comme un oeil et penser comme une âme ; Ce n'était cependant qu'un voile, et l'on sentait Derrière la lueur quelqu'un qui méditait. III Ce flamboiement flottant sur les nuits éternelles Entrait de plus en plus dans mes vagues prunelles ; Je compris où j'étais et j'eus un tremblement ; Car soudain j'aperçus, dans ce rayonnement Semblable aux visions que voyaient les prophètes, Les sept anges pensifs qui tiennent sept trompettes ; La clarté se mêlait à leurs cheveux vermeils ; Ils étaient là, debout, les yeux baissés, pareils Aux sept géants qui sont sur le palais Farnèse. Et, comme lorsqu'on est devant une fournaise, Ils étaient noirs, ayant derrière eux la clarté. L'abîme obscur, hagard, funèbre, illimité, Semblait plein de terreur devant cette lumière. J'essayai de prier, mais en vain ; la prière Rentra dans mon esprit comme un oiseau qui fuit Et rentre au nid, tremblant, parce qu'il fait trop nuit ; Et je restai glacé devant la clarté blême Comme si j'eusse été quelque abîme moi-même. Et je me dis : Voici qu'on va juger quelqu'un. Cette ombre, des forfaits c'est le gouffre commun ; Ce feu, c'est la clarté de la face du juge. Et j'eus peur. [...]
Liens utiles
- Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - Le sacre de la femme - Ineffable lever...
- Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - La conscience
- Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - Après la bataille
- Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - La rose de l'infante
- Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : La légende des siècles) - Liberté !