Victor Hugo, Les travailleurs de la mer
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Victor Hugo, Les travailleurs de la mer
C'est de là que, caché sous les ronces, assis sur une pierre, bien des fois, dans les jours d'été, et pendant de longues heures et pendant des mois entiers, il avait contemplé, par-dessus le mur bas au point de tenter l'enjambée, le jardin des Bravées, et, à travers les branches d'arbres, deux fenêtres d'une chambre de la maison. Il retrouva sa pierre, sa ronce, toujours le mur aussi bas, toujours l'angle aussi obscur, et comme une bête rentrée au trou, glissant plutôt que marchant, il se blottit. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. Il regarda. Il revoyait le jardin, les allées, les massifs, les carrés de fleurs, la maison, les deux fenêtres de la chambre. La lune lui montrait ce rêve. Il est affreux qu'on soit forcé de respirer. Il faisait ce qu'il pouvait pour s'en empêcher. Il lui semblait voir un paradis fantôme. Il avait peur que tout cela ne s'envolât. Il était presque impossible que ces choses fussent réellement sous ses yeux ; et si elles y étaient, ce ne pouvait être qu'avec l'imminence d'évanouissement qu'ont toujours les choses divines. Un souffle, et tout se dissiperait. Gilliatt avait ce tremblement. Tout près, en face de lui, dans le jardin, au bord d'une allée, il y avait un banc de bois peint en vert. On se souvient de ce banc. Gilliatt regardait les deux fenêtres. Il pensait à un sommeil possible de quelqu'un dans cette chambre. Derrière ce mur, on dormait. Il eût voulu ne pas être où il était. Il eût mieux aimé mourir que de s'en aller. Il pensait à une haleine soulevant une poitrine. Elle, ce mirage, cette blancheur dans une nuée, cette obsession flottante de son esprit, elle était là ! Il pensait à l'inaccessible qui était endormi, et si près, et comme à la portée de son extase ; il pensait à la femme impossible assoupie, et visitée, elle aussi, par les chimères ; à la créature souhaitée, lointaine, insaisissable, fermant les yeux, le front dans la main ; au mystère du sommeil de l'être idéal, aux songes que peut faire un songe. Il n'osait penser au delà et il pensait pourtant ; il se risquait dans les manques de respect de la rêverie, la quantité de forme féminine que peut avoir un ange le troublait, l'heure nocturne enhardit aux regards furtifs les yeux timides, il s'en voulait d'aller si avant, il craignait de profaner en réfléchissant ; malgré lui, forcé, contraint, frémissant, il regardait dans l'invisible. Il subissait le frisson, et presque la souffrance, de se figurer un jupon sur une chaise, une mante jetée sur le tapis, une ceinture débouclée, un fichu. Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des bas, des jarretières. Il avait l'âme dans les étoiles. Les étoiles sont faites aussi bien pour le coeur humain d'un pauvre comme Gilliatt que pour le coeur humain d'un millionnaire. à un certain degré de passion, tout homme est sujet aux profonds éblouissements. Si c'est une nature âpre et primitive, raison de plus. être sauvage, cela s'ajoute au rêve. Le ravissement est une plénitude qui déborde comme une autre. Voir ces fenêtres, c'était presque trop pour Gilliatt. Tout à coup, il la vit elle-même. Des branchages d'un fourré déjà épaissi par le printemps, sortit, avec une ineffable lenteur spectrale et céleste, une figure, une robe, un visage divin, presque une clarté sous la lune.
Liens utiles
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- Victor Hugo, les Travailleurs de la mer, IIe partie, livre IV, chapitre 2.
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