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Victor Hugo - Quatre-vingt-treize - IV. Tormentum belli

Extrait du document

Un canon qui casse son amarre devient brusquement on ne sait quelle bête surnaturelle. C'est une machine qui se transforme en un monstre. Cette masse court sur ses roues, a des mouvements de bille de billard, penche avec le roulis, plonge avec le tangage, va, vient, s'arrête, paraît méditer, reprend sa course, traverse comme une flèche le navire d'un bout à l'autre, pirouette, se dérobe, s'évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue, extermine. C'est un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille. Ajoutez ceci : le bélier est de fer, la muraille est de bois. C'est l'entrée en liberté de la matière ; on dirait que cet esclave éternel se venge ; il semble que la méchanceté qui est dans ce que nous appelons les objets inertes sorte et éclate tout à coup ; cela a l'air de perdre patience et de prendre une étrange revanche obscure ; rien de plus inexorable que la colère de l'inanimé. Ce bloc forcené a les sauts de la panthère, la lourdeur de l'éléphant, l'agilité de la souris, l'opiniâtreté de la cognée, l'inattendu de la houle, les coups de coude de l'éclair, la surdité du sépulcre. Il pèse dix mille, et il ricoche comme une balle d'enfant. Ce sont des tournoiements brusquement coupés d'angles droits. Et que faire ? Comment en venir à bout ? Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé se remplace, une voie d'eau se bouche, un incendie s'éteint ; mais que devenir avec cette énorme brute de bronze ? Victor Hugo - Quatre-vingt-treize - IV. Tormentum belli

« L'un des passages les plus connus de cette œuvre montre non pas la cruauté des hommes mais celle d'un objet : sur le navire qui transporte des émigrés royalistes aux abords des côtes françaises, un des canons casse son amarre et évolue librement sur le pont. Témoignage réaliste d'un accident qui menaçait les marins d'autrefois, cet épisode dramatique acquiert une dimension fantastique par la métamorphose du canon en monstre animé d'un esprit de vengeance. Victor Hugo évoque avec un souci du détail réaliste l'un des risques qu'encourent les navigateurs lorsqu'ils ont à bord de gros canons. Si ces derniers se libèrent des cordes qui les maintiennent, il devient impossible de les maîtriser et les chocs qu'ils causent en évoluant sur le pont peuvent amener des destructions irrémédiables ou des décès. « Ceci est le plus redoutable peut-être des événements de mer.

Rien de plus terrible ne peut arriver à un navire de guerre au large et en pleine marche », observe l'auteur avant la description du drame. La fin du passage explique clairement cette constatation.

Les hommes sont impuissants face au déchaînement du bronze, comme l'expriment trois questions angoissées : « Et que faire ? Comment en venir à bout ? [...] mais que devenir [...] ? » (l.20-21, 23).

Victor Hugo retranscrit ici les interrogations des malheureux marins au style direct, telles qu'ils se les posent, et ce procédé nous fait partager leur désespoir. Entre ces questions, une longue énumération des solutions apportées aux autres problèmes met en valeur le caractère exceptionnel de cette rupture d'amarres.

La symétrie des six courtes propositions, composées chacune d'un sujet (précédé de l'article indéfini) et d'un verbe au présent de l'indicatif, qui désignent une catastrophe et son remède, contraste avec les interrogations sans réponse : « Une tempête cesse, un cyclone passe, un vent tombe, un mât brisé se remplace, une voie d'eau se bouche, un incendie s'éteint » (l.21 à 23).

On notera la variété des dangers évoqués, qui s'opposent parfois, comme l'inondation et l'incendie. La supériorité du canon sur les autres dangers vient de ce que ni la conception du navire, ni les outils ou objets dont disposent les marins ne peuvent l'arrêter. En effet les bateaux sont construits pour résister aux forces du vent et des vagues ; si le mât casse ou s'il y a un trou mineur dans la coque, l'équipage peut réparer le dommage.

Il n'a en revanche aucune machine pour stopper un canon.

On peut néanmoins se demander si Victor Hugo, pour rendre cet événement plus spectaculaire, n'omet pas délibérément de mentionner les cas où un ouragan, un écueil peuvent détruire complètement le vaisseau.

De même le romancier donne du poids de l'engin une évaluation fantaisiste par son énormité (« dix mille » kilos, 1.18). Ces exagérations n'empêchent pas que le déchaînement de violence dû à l'arme rendue folle ne soit impressionnant en lui-même.

L'adverbe «brusquement» signale d'abord (l.1) la soudaineté de l'accident, puis l'imprévisibilité des réactions du canon ballotté par les vagues (l.5), reprise par « tout à coup » au centre du texte (l.12-13). Une énumération de dix-huit verbes tente d'exprimer cette incessante activité : d'abord ses mouvements en tous sens (« court », « penche », « plonge », « va », « reprend sa course », « pirouette », etc.), puis leurs effets dévastateurs (« heurte, ébrèche, tue, extermine ») (l.3 à 8).

Plus bas, l'auteur visualise la course de l'engin comme « des tournoiements brusquement coupés d'angles droits » (l.19-20).

Deux images en particulier tentent de préciser les caractéristiques de ces mouvements : celle de la « bille de billard » (l.4) et de la «balle d'enfant» qui «ricoche» (l.18-19).

Comme le canon, lancées avec force, ces deux sphères rebondissent sur l'obstacle au lieu de s'y briser ou de s'arrêter. Enfin la comparaison avec un bélier rapproche la situation de celle d'un combat, avec une circonstance aggravante : d'ordinaire le bélier, taillé dans le bois, frappe une porte de bois ou une muraille de pierre.

Ici c'est l'inverse, l'arme est plus solide que ce qu'elle heurte (l.9-10). Cette image du bélier est particulièrement bien choisie car elle sert à la fois à expliquer rationnellement la force du canon, et à le rapprocher d'un animal, comme Victor Hugo le fait à de multiples reprises par ailleurs.

En effet le nom de « bélier » vient d'une comparaison avec la façon dont cette bête se jette, cornes dures en avant, sur un obstacle.

D'autre part, afin de donner au texte une dimension fantastique, le canon apparaît comme un objet animé d'une volonté sadique, un fauve sauvage, un fou. La progression dans l'horreur commence par l'assimilation à un objet doté d'une âme.

« C'est une machine qui se transforme en un monstre » (l.2-3), une masse qui « court » (l.3) et « paraît méditer » (l.5), « un bélier qui bat à sa fantaisie une muraille » (l.8-9), un « bloc forcené » (l.15), « la colère de l'inanimé » (l.15), « l'opiniâtreté de la cognée, l'inattendu de la houle, les coups de coude de l'éclair, la surdité du sépulcre» (l.16-18).

Dans chacune de ces phrases on retrouve le même procédé : l'association d'une chose et d'une action ou d'une pensée.

En outre la plupart des choses énumérées sont des armes (le bélier), des outils (la cognée) ou des forces naturelles (la houle, l'éclair), et contiennent donc l'idée de violence. La terreur propre à ces alliances vient de la peur ancestrale qu'inspire la matière lorsqu'elle paraît devenir vivante, comme l'explique au centre du texte une longue phrase dont la conclusion est : « rien de plus inexorable que la colère de l'inanimé » (l.14-15). La seconde étape, la métamorphose en animal, commence avec le verbe « se cabre » (l.7) qui évoque un cheval, puis continue avec le « bélier » (l.8), « la panthère » (l.15), « l'éléphant » (l.16), « la souris » (l.16), auxquels le canon emprunte les caractéristiques les plus impressionnantes (« sauts », « lourdeurs », « agilité »). Enfin la personnification transparaît avec des mots propres aux hommes: «méditer» (l.5), «opiniâtreté» (l.16), «coups de coude» (l.17).

L'originalité ici est que le canon est personnifié indirectement, à travers les objets auxquels il est comparé.

Ainsi se mélangent les genres inanimé, animal et humain, ce qui accentue le caractère monstrueux de l'arme, indéfinissable sinon par de multiples images.

Le canon lui-même est constamment désigné par un démonstratif, comme si Victor Hugo, malgré de multiples tentatives, ne parvenait à identifier définitivement la créature : « C'est » (l.2,8,10), «Cette » (l.3), « cela » (l.13), « Ce » (l.15), « Ce sont » (l.19).

Le même effet est obtenu par les expressions « cela a l'air » (l.13), « on dirait » (l.10).

De l'inconnu naît la crainte. Mais l'horreur vient surtout du sentiment de vengeance qui meut le canon et le rend redoutable.

La folie est présente par l'adjectif «forcené» (l.15), mais l'idée principale, plus inquiétante encore, est celle d'une raison implacable, d'une revanche longtemps attendue qui décuple la volonté de nuire.

D'où l'image de « l'esclave éternel » (l.11) qui profite de sa liberté pour se déchaîner sur ses bourreaux.

Victor Hugo a sans doute pensé aux esclaves ou aux forçats utilisés dans la marine pour faire avancer les bateaux à la forœ de leurs bras, enfermés ou attachés.

Contre eux, une fois libérés, ni la raison ni la force ne peuvent agir car leur colère est à la mesure de ce qu'ils ont subi. C'est pourquoi l'image finale du texte est si forte : l'« énorme brute de bronze » allie la force de la matière la plus dure (le bronze) et celle de l'esprit le plus récalcitrant à la douceur (la brute).

Une allitération en [b] renforce la dureté de l'expression. La simple description des chocs causés par un canon prend donc une ampleur fantastique, et l'on passe de l'anecdote, même tragique, à des généralités («liberté de la matière» (l.10), «cet esclave éternel se venge » (l.11), « la colère de l'inanimé » (l.15-16).

A travers l'objet agit une puissance phénoménale et surhumaine. Là réside l'art particulier à Victor Hugo : cette amplification obtenue par l'accumulation de comparaisons et de métaphores, cet aller et retour constant de l'objet banal à des forces surnaturelles.. »

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