Virginia Woolf
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Virginia Woolf
Virginia Woolf naquit en 1882, fille de Leslie Stephen, essayiste, biographe et critique de talent, rationaliste austère.
Sa fille lui dut d'être très savante, mais
aussi d'être de bonne heure insupportablement consciente de l'oppression masculine.
Elle avouera qu'elle avait été libérée par la mort de son père, et ne
s'était trouvée qu'alors capable d'écrire.
Elle sera toute sa vie et sur des modes divers la plus gracieuse des féministes, jouant sur des positions quasi
contradictoires ; l'une, que les hommes ont institué entre les deux sexes une différence artificielle en écartant les femmes de la vie active ; l'autre, que les
femmes ainsi repliées ont trouvé ou retrouvé plus près du concret et de l'instinctif une vocation profonde.
Elle a donné dans son œuvre un aspect féminin au
mouvement de sa génération, celle de D.-H.
Lawrence comme d'E.-M.
Forster, de retour aux forces inconscientes et profondes de l'être instinctif.
C'est dans les dix ans qui précédèrent la guerre de 1914 que se constitue le fameux groupe de Bloomsbury qui se réclamait du philosophe Moore et de son
invitation à une vie mentale intégrée.
Virginia Woolf, comme E.-M.
Forster, tiendra pour essentielle à l'art comme à la vie la quête du moment achevé dans
lequel le temps passe à l'éternité.
De cet ordre sera la forme signifiante que Roger Fry, le critique d'art et théoricien du groupe, trouvera chez ses peintres
préférés.
Le premier roman de Virginia Woolf parut en 1915, alors qu'elle avait 33 ans.
C'est The Voyage out, ou la C roisière sans retour.
L'œuvre tient encore du
groupe.
Au roman forsterien s'apparente la mise en question de l'authenticité d'une scène émotive (un baiser furtif).
Mais la solitude fondamentale de la
jeune héroïne, mais l'angoisse des rencontres et des contacts, mais le sentiment d'un beau et cruel mystère du réel, sont bien de notre auteur, et déjà aussi
le jeu, associé à la solitude, du sujet et des objets, de l'importance totale du moi centre du monde devenue, la limite passée, l'insignifiance totale : le
savant, vu de la distance d'un autre navire, sera pris pour un cormoran, ou un simple empâtement de cordage.
Rachel croit trouver l'amour et rencontre
l'absurde mort.
Que reste-t-il ?
Night and Day (Nuit et Jour) est beaucoup moins original : Virginia Woolf imite Forster s'inspirant de Meredith suivant Jane Austen : deux couples en quête
de leur vérité, se défaisant ou se faisant, c'est le thème favori de la comédie romanesque anglaise, de Jane Austen au Lawrence du Paon blanc.
Une admirable fugue impressionniste de quelques pages, jouée dans un coin de parc sous la lumière entre un fou et un escargot, Kew gardens (1918) est
peut-être le véritable départ de l'œuvre.
C'est en 1422 que la romancière va manifester sa maîtrise dans Jacob's room (La Chambre de Jacob) : ce titre,
comme les autres, est symbolique.
Chacun de nous a sa chambre et la porte avec lui.
C'est son univers intérieur, fait de constantes et de variables, de la
rencontre incessante du projet et des obstacles, du sujet et des objets, et de leurs intersections créatrices de multiples structures.
L'auteur fixe dans ce
pullulement de rapports des perspectives qui passent d'un monde à l'autre, et joignent les fragments discontinus de deux continuités, celle de l'espace
temps et celle du monde intérieur.
Absorbant le monde, absorbé dans le monde, Jacob apparaît ou disparaît.
“ Joyce aurait mieux fait cela ”, pensera Virginia
Woolf en humeur d'autocritique douloureuse.
Joyce qui lui a été révélé d'abord en 1919 quand Ulysse paraissait en revue l'obsède, plus encore que Proust
qui semble souvent très proche mais peut-être plus par affinité que par influence.
Il est difficile par contre d'écarter le souvenir d'Ulysse quand on lit Mrs.
Dalloway (1925).
Un jour de juin à Londres correspond au jour de juin à Dublin.
Des rythmes unanimistes (on songe à Mort de Quelqu'un) strient et lient
l'espace-temps de la ville.
Big Ben sonne l'heure ici comme là Saint-George, l'avion trace dans le ciel une réclame qu'épellent les passants comme
l'H.E.A.L.Y.
des hommes-sandwichs, les chanteurs des rues se répondent, comme la voiture royale à celle du vice-roi, pareils centres d'attraction
magnétique.
Là s'arrête l'analogie.
Virginia Woolf et son héroïne cherchent un appui en cet espace humain, le veulent rassurant.
C'est dans le même sens
qu'elle insère le bizarre symbole de la réception mondaine de Clarissa Dalloway : effort obscur pour créer une rencontre, un contact, arracher quelque chose
au fragmentaire et au momentané.
Le problème reste, comment intégrer la mort ? Clarissa est doublée de Septimus Warren Smith le fou, chez qui les
sensations non absorbées font une agression si constante et si intolérable Virginia Woolf fut souvent à la limite de cet état qu'il se suicide.
Clarissa sent
que ce suicide la concerne.
Les deux mondes qui constituent l'univers proustien par leurs rencontres absurdes, celui de l'imagination et celui de l'expérience vécus, se retrouvent chez
Virginia Woolf.
Jacob a fait le voyage de Grèce.
Mais il n'a jamais atteint l'Acropole dont il rêvait.
Dans la Promenade au phare (1927), l'enfant James
Ramsay non plus n'accédera pas au vrai phare, celui de son désir.
Un dîner ici remplacera la réception.
Mrs.
Ramsay, dans le tendre humour de qui Virginia
Woolf a commémoré sa mère, comme son père dans l'égotiste Ramsay, parvient un moment à faire communiquer, on dirait presque communier, des
individualités discordantes, contre la nuit, et la mort qui va l'entraîner elle-même.
Restera, seul, l'art, représenté par le peintre Lily Briscoe.
Mrs.
Ramsay ne
fût-elle qu'une tache violette, l'art donne un sens à l'absurde.
Graduellement, l'art de Virginia Woolf se fait plus métaphorique, plus symboliste.
Les Vagues (1931), sommet de l'œuvre, forment une série d'épisodes
encadrés à la mode du temps de préludes symphoniques, mouvements inexorables du temps vital transmués en rythmes lumineux de flots qui se lèvent et
s'abattent.
Dans le groupe des cinq personnages, ce n'est pas souvent l'étiquette, le nom, qui distingue l'individu, mais une inflexion propre, un motif
transporté depuis les premiers chocs de l'enfance.
Leur dialogue est celui de silences en quête d'une conscience de soi et du monde, non celui de la
communication sans espoir.
The Years, ou les Pargiter (1937) ne sont qu'une concession au public.
Between the Acts (Entracte, 1941), c'est autre chose.
V irginia Woolf acheva ce
manuscrit, puis elle alla chercher la mort dans l'eau qui recouvre toute chose.
C'est une œuvre étrange, amère, ironique, parodique depuis le personnage de
l'auteur du “ spectacle ”, Miss La Trobe, en qui elle incarne sa conscience d'échec, jusqu'à ce spectacle même, qui représente l'Histoire par une sorte de
parade foraine jouée par les gens du village dans le rôle (pour les stoïques tout est rôle) des grands de la terre.
Le présent, le “ réel ”, ce sont à la fois les
vaches beuglantes, et un jeu de miroirs.
C'est le Finnegans Wake de Virginia Woolf, et la clarté y est illusoire.
Rassemblons brièvement les grands thèmes de l'auteur.
Au commencement est le sujet, emmuré dans sa solitude, présent au monde mais d'une présence
absurde.
Tout est à distance, à commencer par la conscience de soi, toute connaissance est illusion.
La solitude, fondamentale, frappe de quasi-nullité les
relations humaines, et les rend d'autant plus oppressives.
Elle doit être assumée, elle devient alors liberté, intégrité, elle peut mener à la plénitude d'états
quasi mystiques comme ceux de Mrs.
Ramsay, où le monde, là-haut, à distance, fleurit en métaphore et s'organise en poème.
Il y a donc dans le vivant des possibilités d'organisation du réel que nous pouvons nommer art primaire : telle est la conquête du “ moment ”.
L'artiste fait
dans le même sens des arrangements secondaires significatifs, cristallins, son objet n'étant pas de conter une histoire, de peindre un caractère, mais par
synthèse et métaphore d'exprimer la vie même.
Le romancier s'est fait poète..
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