VOLTAIRE Candide - extrait chapitre 19 « Le nègre de Surinam»
Publié le 25/06/2023
Extrait du document
«
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, extrait du chapitre 19 (1759)
Etude linéaire
« Le nègre de Surinam»
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre,
n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile
bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main
droite.
"Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon
ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, monsieur
Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M.
Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le
nègre, c'est l'usage.
On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement deux fois l'année.
Quand nous travaillons aux sucreries, et que
la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les
deux cas.
C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.
Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les
toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos
seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta
mère." Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait
la mienne.
Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins
malheureux que nous.
Les fétiches hollandais qui m'ont converti me
disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam,
blancs et noirs.
Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs
disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains.
Or vous
m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière
plus horrible.
- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ;
c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce
qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de
soutenir que tout est bien quand on est mal." Et il versait des larmes en
regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.
Fétiche: objet de culte censé être chargé d’une puissance surnaturelle
Introduction
Candide est un conte philosophique.
Comme on peut le voir, ce conte
est composé de chapitres, ce qui apparente l’ouvrage aussi bien au
genre du roman, mais ce sera alors celui du roman d’apprentissage
puisque le livre fait le récit des aventures d’un jeune homme (Candide)
qui est confronté à tous les malheurs du monde et fait ainsi l’expérience
de la fausseté des propos de son précepteur qui prétend que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes (reprenant la théorie de
l’optimisme de Leibniz .
On gagnera aussi à évoquer le roman
picaresque.
Après de multiples péripéties, après avoir accumulé des richesses dans
l’Eldorado ensuite perdues, les deux personnages parviennent au
Surinam (colonie hollandaise d’Amérique du Sud comprise entre la
Guyane et la Guyane française).
Après ce lieu utopique où tout est
parfait (l’Eldorado), c’est le retour à la réalité et à ses horreurs.
Candide
fait la connaissance avec un « pauvre homme » atrocement mutilé.
Ce
sera pour Voltaire l’occasion de rédiger un vif réquisitoire contre
l’esclavage et le commerce du sucre de canne
L’extrait peut être découpé en trois mouvements.
Le premier consiste en un bref passage descriptif qui fait suite à un
passé simple relevant de la narration (« ils rencontrèrent »).
Le deuxième est composé d’un dialogue entre Candide et le « nègre »
qui prend longuement la parole (on peut même isoler dans la prise de
parole de l’esclave un mouvement supplémentaire.
Nous le montrerons à
ce moment).
Le dernier paragraphe qui est une prolongation du dialogue apporte une
conclusion qui éclaire le titre Candide ou l’Optimisme.
Problématique
On montrera l’ironie de ce réquisitoire qui prend la forme d’un dialogue.
Premier mouvement
Ce premier mouvement fait se succéder le passé simple (« ils
rencontrèrent »), temps de la narration, et l’imparfait (« manquait »),
temps de la description.
Le portrait qui est fait de l’esclave est
caractérisé par le dénuement (voir la restrictive « ne...
que », le verbe «
manquait ») qui suscite la compassion du narrateur, comme le montre le
groupe nominal « ce pauvre homme ».
Il faut dire que cet homme ne
pouvant aisément se tenir debout du fait de son infirmité suscite
l’effarement.
Deuxième mouvement
Ce mouvement constitue l’essentiel du texte.
C’est un dialogue entrepris
dans la langue du colonisateur (hollandais).
Ce dialogue peut à son tour
se laisser découper en plusieurs parties.
La première court du début
jusqu’à une conclusion partielle : « C’est à ce prix que vous mangez du
sucre en Europe ».
La seconde partie s’étend de l’adverbe « Cependant
» et s’achève sur une conclusion définitive celle-là signalée par la
conjonction de coordination « Or » et qui exprime en un dernier mot la
condamnation de l’esclavage (« horrible »).
Première partie du dialogue
L’interjection (« eh !), l’exclamation (« mon Dieu ! ») traduisent le même
sentiment d’effarement que nous venons d’évoquer et provoque le
questionnement : comment peut-on se retrouver dans cet « état horrible
» ? Le dialogue, conformément à une pratique littéraire très fréquente au
XVIIIe siècle, va apporter une réponse et des explications à un état de
fait qui, s’il n’a pas encore fait l’objet d’une condamnation en bonne et
due forme, est fortement réprouvé, comme on a pu le voir avec les
termes « pauvre....
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