Vous analyserez ce texte de Nathalie Sarraute extrait du « Planétarium » en montrant l'originalité de sa conception romanesque, et vous direz quelle place il convient de lui assigner au sein du Nouveau Roman.
Extrait du document
« Qui est là? — C'est moi, ton frère, c'est Pierre... » Il entend comme un pépiement, un remue-ménage heureux, un déclic rapide, un bruit de chaîne léger, joyeux, la porte s'ouvre... « Ah, c'est toi... » Il avait oublié ce regard sous les paupières usées, fardées, un bon regard d'où ruisselle une tendre émotion... « C'est toi, Pierre... Mais bien sûr que tu ne me déranges pas... Je suis contente de te voir, tu viens si rarement... Mais fais voir un peu, que je te regarde, que je regarde un peu la mine que tu as. Mais tu as une mine superbe, dis-moi, tu sais que tu es un phénomène... tu ne changes pas, tu vivras jusqu'à cent ans, tu seras comme grand-maman Bouniouls...
— Grand-maman Bouniouls... non, ma petite Berthe, je ne crois pas, je crois plutôt que j'ai pris un bon coup de vieux ces derniers temps... » Tandis qu'elle le précède à travers l'entrée, le salon, il regarde sans pouvoir en détacher les yeux sa vieille nuque fragile, le petit creux livide entre les deux tendons saillants un peu plus creusé encore... un endroit très vulnérable, s'offrant innocemment, où plongerait sans rencontrer de résistance le poignard de l'assassin... Il a envie de s'en aller, comment a-t-il pu accepter?... Elle glisse une main caressante le long de son bras... « Allons, mais assieds-toi donc, mets-toi donc là... tu as l'air tout empêtré... » Il rougit, il se baisse pour cacher son visage, il se penche, il fixe les yeux sur le coin du tapis qu'il a retourné en passant, il le saisit entre ses doigts, il faut se donner une contenance, gagner du temps... Voilà, il le retourne, il l'aplatit, c'est fait, le mal est réparé. Elle le regarde d'un air soupçonneux et comme un peu vexé : « Ça n'a pas d'importance, voyons... Laisse donc ça... » Il y a comme un reproche attristé dans sa voix... et il lâche le tapis, se redresse aussitôt, un peu gêné : il l'a froissée, blessée, elle doit penser qu'il a voulu lui remettre le nez dans ses petites manies, renchérir encore sur elle pour se moquer... elle doit le trouver mesquin, impur, incapable une seule fois pendant un seul instant, de jeter, d'éparpiller au vent dans un élan de confiance, de générosité toutes ces bribes d'elle, ces parcelles infimes, insignifiantes qu'il a pendant si longtemps méticuleusement amassées, ne laissant rien passer ; incapable juste une seule fois de balayer tout cela et de la voir tout entière comme elle est : sincère, pure, large, capable, elle, de tout oublier dans un moment de tendresse, d'abandon...
Mais elle a tort, il n'est pas si mauvais, si stupide... il la voit ainsi, lui aussi, il sait comme elle peut être, comme elle est, il la connaît mieux qu'elle ne croit... Il ne peut plus attendre, soutenir un instant de plus ce regard qu'elle tient posé sur ses yeux, il ne veut pas avec elle — qui tromperait-il d'ailleurs? — avoir recours aux petites ruses mesquines, aux petites sournoiseries... « Ecoute, ma petite Berthe... Voilà... Il s'éclaircit la voix... Voilà pourquoi je suis venu... ça m'embête terriblement de te parler de ça... mais j'aime mieux t'en parler tout de suite... Gisèle est venue me demander. Les enfants disent...» Mais c'est de sa faute à elle, après tout, pourquoi tant s'attendrir, c'est elle, après tout, elle, de ses propres mains qui a préparé tout cela, c'est par sa faute à elle, qu'il a été acculé à faire ce qu'il fait en ce moment... tant pis pour elle, comme on fait son lit on se couche, qu'elle se débrouille avec eux maintenant... « Il paraît que tu leur as proposé de leur céder ton appartement ».
INTRODUCTION
L'originalité de Nathalie Sarraute s'affirme avec netteté et vigueur dans ce texte. Du genre romanesque traditionnel elle n'a conservé que les apparences : on entrevoit bien ici des personnages qui s'agitent et bavardent et le débat qui s'engage constitue bien en un sens une action. Mais ce n'est là, en réalité, qu'une façade : les personnages sont sans consistance comme est curieusement mesquin le problème qui les divise. Aussi faut-il chercher ailleurs l'intérêt du texte et sa richesse. L'écrivain s'attache à évoquer non les propos des acteurs, mais la qualité expressive de leur silence, non ce qu'ils pensent, mais ce qui se profile d'une manière fugitive et peu cohérente dans les limbes de leur conscience. Et son talent réussit à cerner toutes ces nuances presque impalpables, à suivre leur cheminement capricieux, en se gardant de jeter sur elles une lumière trop crue. Ainsi l'écrivain atteint aux confins de l'inexprimable.
Liens utiles
- Nathalie Sarraute, Le Planétarium, Gallimard (1959)
- Nathalie SARRAUTE, Le planétarium
- Nathalie Sarraute, Le Planétarium (1959)
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