Zola, L'assommoir.
Extrait du document
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Avant de quitter l'estaminet du père Colombe où ils viennent de manger une prune, les deux héros de ^'Assommoir, Gervaise et Coupeau,
attirés par l'étrange instrument qui sert à distiller l'alcool, vont le regarder de près.
C'est ainsi que Zola insère l'une des descriptions de
l'alambic dans le récit, mais il ne s'en tient pas là ; son imagination visionnaire transforme la machine en un monstre.
• Ce passage, qui présente tous les indices caractéristiques d'une des-cription, marque une pause dans la narration ; il a, en outre, une
fonction à la fois explicative et symbolique.
La description se reconnaît à trois signes : la prédominance de l'imparfait, l'emploi du vocabulaire technique et les comparaisons.
En dehors
des passés simples des premières phrases (elle se leva, ils sortirent, elle eut, Coupeau lui expliqua) et des conditionnels qui expriment le
rêve de Mes-Bottes, les verbes de ce passage sont presque tous à l'imparfait, que le narrateur peigne l'alambic (tombait, gardait,
s'échappait, entendait-on, c'était, continuait, laissait) ou qu'il fasse le portrait de celui qui souhaite être rivé à l'alambic (il avait un rire, qu'on
lui soudât).
Zola utilise aussi de nombreux termes techniques pour détailler les pièces qui composent la machine : cornue, récipients,
tuyaux, serpentin.
L'emploi de ce vocabulaire est parfaitement justifié par le désir de Coupeau de décrire à Gervaise le fonctionnement d'un
appareil complexe.
De même, les comparaisons (c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour par un travailleur morne..., pareil à
une source entêtée) et surtout les métaphores (une mine sombre, un ronflement souterrain, ce gros bedon de cuivre, sa sueur d'alcool) sont
destinées à produire un effet de réel par l'appel aux sensations visuelles (cuivre rouge, les reflets éteints de ses cuivres) et auditives
(souffle, ronflement).
Il varie enfin les points de vue : l'alambic est vu successivement par Coupeau qui le détaille (indiquant du doigt), par
le narrateur qui le personnifie (une mine sombre), par Mes-Bottes dont il excite l'imagination (lui aurait voulu qu 'on lui soudât) et de
nouveau par le narrateur qui prévoit son action pernicieuse.
Cette description marque une pause dans la narration : fascinés par l'alambic, les protagonistes n'agissent plus, ne bougent même plus, ils
regardent.
De ce fait, ils passent au second plan.
La machine, au contraire, travaille (c'était comme une besogne, l'alambic, sourdement...
continuait).
Ainsi, peu à peu, elle occupe toute la scène.
Elle est le point de mire des consommateurs, elle alimente leurs conversations, elle
suscite le rêve délirant de Mes-Bottes.
Le tiers de l'extrait est en effet consacré à ce personnage secondaire qui grandit au point d'effacer
Gervaise et Coupeau.
Le romancier brosse son portrait (il avait un rire de poulie mal graissée), reproduit ses paroles au style indirect libre
(elle était bien gentille .') et évoque l'effet qu'elles produisent sur l'assistance (et les camarades ricanaient).
Si Mes-Bottes prend une telle
importance, c'est parce que son portrait prolonge la description de l'alambic.
Ce changement dans la distribution des rôles indique clairement que, loin d'être un simple ornement de la narration, cette description
significative a une fonction à la fois explicative et symbolique.
La fascination exercée par l'alambic sur tous les consommateurs, les habitués
comme Mes-Bottes ou les occasionnels comme Gervaise et Coupeau, prépare en effet l'un des thèmes fondamentaux du roman, la
fascination de l'alcool.
La fonction symbolique en découle tout naturellement : l'alcool distillé par l'alambic cause la déchéance de l'ouvrier
parisien, incarné ici par Mes-Bottes, l'alcoolique invétéré.
La beauté de l'alambic est en effet semblable à celle du diable : la machine à
soûler est malfaisante, comme l'indique cette périphrase péjorative.
Elle exerce des ravages sur ses victimes après les avoir subjuguées par
sa beauté, sa complexité et son mystère.
Ainsi, par un savant dosage de traits réalistes, symboliques et fantastiques, Zola présente
l'alambic comme un monstre.
• Une machine devient progressivement un être vivant, puis un monstre : dépassant le domaine de la réalité, Zola impose une vision
fantastique.
À cet effet, il utilise trois procédés complémentaires : le grossissement du réel, la personnification et l'amplification épique.
Le
grossissement de l'alambic s'accomplit en deux temps.
Par le choix des épithètes (le grand alambic, ce gros bedon, l'énorme cornue, le trou
immense) et des compléments circonstanciels (enroulements sans fin) Zola dote d'abord la machine de dimensions supérieures à la
normale.
Il suggère ensuite sa contenance quasiment illimitée par une comparaison entre la coulée d'alcool et l'eau courante d'un ruisseau,
puis le jaillissement perpétuellement renouvelé d'une source.
Ces images d'un écoulement permanent soulignent le gigantisme de la
machine.
Tout en grossissant l'alambic, Zola lui insuffle la vie.
Outre les nombreux Serbes de mouvement et d'action dont les noms alambic
ou alcool sont les sujets (continuait, laissait couler, envahir, se répandre, inonder), il utilise des termes réservés d'ordinaire aux êtres
humains.
Les uns désignent des sécrétions (sa sueur d'alcool), les autres une partie du corps (bedon, synonyme familier de ventre),
d'autres encore l'expression du visage (une mine sombre).
Mais pour parachever la personnification de l'alambic, il privilégie deux registres,
la respiration avec souffle et ronflement et les traits de caractère avec gaieté, entêtée et gentille.
Enfin, l'élargissement de la dernière phrase
impose une vision de cauchemar : Paris noyé dans l'alcool.
Zola réussit à donner l'illusion de cette inondation en ménageant une savante
gradation entre les trois membres de la clausule : les deux derniers groupes de mots plus longs (treize syllabes, puis onze) que le premier
(six syllabes), des verbes ayant un sens de plus en plus fort (envahir, se répandre, inonder) et un agrandissement progressif de l'espace (la
salle, les boulevards extérieurs, le trou immense de Paris).
Cette dernière image doit sa force expressive aux allusions à l'actualité : les
travaux entrepris par le préfet Haussmann sous le Second Empire avaient transformé Paris en un vaste chantier à ciel ouvert.
Par cette
amplification épique l'alambic devient une puissance maléfique capable de ruiner la capitale en la submergeant.
En transformant un vulgaire
alambic en un monstre ventru doté d'un redoutable pouvoir de destruction, Zola fait entrer le lecteur dans le domaine du fantastique.
Le
point de départ de cette métamorphose est évidemment à chercher dans la nature même de l'opération de distillation qui, pour le profane,
semble tenir de la magie.
La couleur rouge (cuivre rouge), les termes dénotant le bizarre (récipients de forme étrange, enroulements sans
fin de tuyaux), les nombreuses connotations de mystère contenues dans des expressions telles que mine sombre, pas une fumée ne
s'échappait, et surtout l'insistance sur le silence dans lequel s'accomplit le travail de la machine (à peine entendait-on ; sourdement, sans
une flamme, sans une gaieté), tout contribue à suggérer une mystérieuse transmutation de la matière réalisée dans le laboratoire d'un
alchimiste et dont le produit ne peut être qu'une substance dangereuse.
Car l'alambic suscite l'inquiétude : sa couleur rouge, son ronflement
et la menace qu'il fait planer sur Paris participent d'un univers hostile.
Un deuxième aspect du fantastique est révélé par l'inversion des rôles traditionnels de la machine et de l'homme.
Ici seule la machine
travaille sans relâche (Zola la compare d'ailleurs à un travailleur morne), tandis que les autres personnages se contentent de parler :
Coupeau explique, Mes-Bottes délire tout haut, ses compagnons rican(ent).
Bien plus, la machine écrase l'homme : Coupeau et Gervaise
finissent par disparaître (momentanément) de la scène, tandis que chez Mes-Bottes s'amorce un processus de mécanisation de l'humain.
Son rire de poulie mal graissée, sa voix comparée par ses camarades à un grelot, son tic (les hochements de tête), la fixité de son regard et
surtout son rêve de faire corps avec la machine (qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents) sont les cinq indices de sa
déshumanisation : l'alcool a transformé Mes-Bottes en un automate.
• La description de l'alambic du père Colombe aboutit à la vision fantastique d'un monstre, car Zola transforme le réel par son imagination
épique : il agrandit l'espace occupé par un modeste cabaret, il réduit un homme à l'état d'automate, il métamorphose un objet en un
personnage inquiétant.
Il atteint ainsi son objectif, dénoncer le fléau de l'alcoolisme.
Zola met certes la description au service de son
idéologie, mais simultanément il lui donne un relief saisissant : comme la Lison, la locomotive de La Bête humaine, comme le Voreux, le
puits de mine de Germinal, l'alambic de L'Assommoir représente plus qu'une machine dangereuse : c'est une force mauvaise, une puissance
destructrice, en un mot le Mal auquel le milieu et l'hérédité condamnent Gervaise et Coupeau, encore innocents ici, à succomber tôt ou tard..
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